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tout cela, retentissement vide du pays des songes ! La mort te glacera au temps marqué, et il ne te restera que ce que tu auras bu et mangé. » Dans une pièce d’Antiphanes, le buveur professe les mêmes maximes. « Dis-moi, qu’est-ce que vivre ? — C’est boire, par ma foi ! » Le Zacynthien du même poète, espèce de don Juan païen, ne cherche dans l’amour que la jouissance présente. « N’ai-je pas raison, dit-il, d’aimer toutes les femmes ?… » Comme leurs pareils d’aujourd’hui, ces hommes de plaisir sont dupés, ruinés, dévorés par les créatures auxquelles ils se livrent. « Nannion, s’écrient-ils, Nannion diffère-t-elle de Scylla, elle qui après avoir étouffé deux amans en cherche un troisième ? Et Phryné, n’a-t-elle pas laissé Charybde bien loin derrière soi, elle qui, saisissant un capitaine de navire, l’a dévoré avec son fret ? » Mais on ne se lassait encore ni de cette vie désordonnée ni du théâtre qui en était la représentation.

L’amour ne tient pas moins de place dans la comédie nouvelle. Tous les dieux sont renversés ; seul, celui-là reste debout. Ménandre, auquel nous arrivons, et qui va nous mener à Épicure, son contemporain et son ami, est, parmi les comiques, le vrai poète de l’amour. Cette passion était l’âme de toutes ses pièces. Il fut, selon Plutarque, le grand disciple et le premier initié de ce dieu. Il en subissait l’empire ; il le proclamait plus grand et plus fort que Jupiter. Il l’analysait en philosophe, instruit peut-être à l’école de l’auteur si profond et si pénétrant de la Morale à Nicomaque. Sans renoncer à en décrire les ardeurs sensuelles, il en exprima les nuances, les délicatesses, les élans, les chagrins, avec un art qui est son originalité propre. On n’a pas à le caractériser longuement ici : cette tâche est depuis plusieurs années accomplie par trois érudits français auxquels le lecteur peut recourir[1]. On se borne à recueillir dans les fragmens de ses pièces quelques-unes des idées qui marquent le mieux quel était alors l’état des intelligences.

La sensibilité que la raison a cessé d’éclairer et que la liberté ne maîtrise plus atteint bientôt ce dernier degré de violence qu’on nomme la passion. La passion, livrée à elle-même, a quelque chose d’aveugle, de fatal, d’irrésistible. Elle frappe à l’aventure, et dans ses allures désordonnées elle semble n’être plus que le hasard lui-même. Les anciens poètes l’avaient confondue avec la fatalité. Le maître du monde et des hommes chez Ménandre, c’est l’amour, mais c’est aussi le hasard. « Mettez bas votre raison, dit-il ; l’intelligence humaine n’est rien autre que le hasard… C’est le hasard qui gouverne tout, soit qu’il renverse, soit qu’il conserve…

  1. MM. Charles Benoit, Guillaume Guizot et Ditandy. Voyez aussi les Fragmens pour servir à l’histoire de la Comédie antique, par M. Artaud, avec une introduction de M. Guigniaut.