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élément, et sa facilité d’évolutions est grande, puisque ses magasins sont vides et sa cargaison imaginaire. Il peut vendre, racheter et revendre encore, comme un joueur qui passe de la noire à la rouge et de la rouge à la noire. C’est un pirate qui suit la vague, qui se retourne au gré du vent, qui épie les naufrages et qui se joue des tempêtes ; il a au moins autant de chances de gain que de perte ; mais le commerçant sérieux est sûr de perdre. Il lui faut du temps pour opérer sur les valeurs réelles ; il ne peut pas en un jour vider son magasin ni jeter son lest à la mer. Il fait un voyage au long cours, et il faut qu’il aille contre vents et marées. Si même il prend le parti de liquider les affaires présentes, sa cargaison est lourde et lente à décharger : il est ruiné avant d’en avoir pu rien tirer.

Il y a ici un journal, le Herald, qui a pour système d’attribuer toutes ces variations à des tripotages officiels. La hausse était une flouerie, la baisse est un vol, et les voleurs vengent les uns sur les autres l’honnêteté publique outragée. Il est bien possible que le gouvernement aide à la baisse : on assure qu’il a jeté depuis quelques jours une grande quantité d’or sur le marché. Ce n’est, en tout cas, qu’une goutte d’eau dans la mer, et je sais par notre expérience l’effet insignifiant de ces manigances pour faire remonter le courant aux lourdes masses des fonds publics.

Cette crise aura, dit-on, de graves conséquences : le contre-coup s’en fera sentir jusqu’en Europe, et les Américains se consolent de leurs embarras en espérant que la Banque d’Angleterre, et par suite la Banque de France, sauteront. Quant à eux, leurs mesures sont prises, et ils se vantent de l’heureux système qui les met à l’abri de ces catastrophes. En effet, il n’y a aucun danger que le trésor américain suspende ses paiemens, puisqu’il n’en fait plus : la banqueroute, dont le papier à cours forcé n’est qu’un déguisement, est devenue ici un état permanent.

N’exagérons rien toutefois. S’il y a un pays au monde dont la richesse soit pour ainsi dire élastique, et qui puisse supporter un état financier ruineux partout ailleurs, ce sont les États-Unis. Cette reprise si rapide du papier-monnaie dès la première victoire prouve leur vitalité. Il fallait bien qu’après une émission folle, indéfinie, dépassant de beaucoup, je ne dis pas seulement la somme des espèces, mais le besoin des transactions quotidiennes, la valeur du numéraire diminuât d’autant que la quantité en était accrue ; mais, sitôt passé l’effroi de la guerre, on commence à voir que les greenbacks ne représentent pas au cours actuel une somme de numéraire suffisant, et qu’après la paix la renaissante prospérité du pays les absorbera vite. Souvent, sur le marché de New-York, tout le numéraire est dévoré en quelques heures, et il se fait alors sur le