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30 septembre.

Rien de nouveau dans cette triste ville que les drapeaux tendus à travers les rues, les réunions électorales, les variations inexpliquées du cours de l’or, et la pluie qui depuis quelques jours tombe à torrens. Je commence à connaître sur le bout du doigt les lieux communs de l’éloquence américaine. Quand on a entendu deux ou trois meetings de chaque parti, on a approfondi la politique générale du pays comme l’approfondissent la plupart des citoyens. C’est se tromper que de croire, sur la foi des romans, qu’il y a en Amérique une mine inépuisable de curiosités morales. Le peuple américain a une idée fixe, et comme cette pensée dominante est l’argent, on conçoit qu’elle donne à son génie une certaine sécheresse uniforme et déplaisante. Je dis plus : des hommes qui n’ont jamais eu l’esprit éveillé que sur une chose, et pour qui faire de l’argent est la gloire suprême, ne peuvent être des modèles d’intégrité et de puritanisme. Ils seront froids, raisonnables, réguliers, inflexibles ; ils auront leurs règles morales raides et étroites, mais établies sur le principe de l’obéissance rigoureuse à l’intérêt et à la légalité, non sur des maximes chevaleresques qui les font rire. Ainsi le duel sera sévèrement jugé ; on n’aura pas trop de mépris pour les criminels qui, sans utilité possible, mettent en jeu leur vie et celle du prochain. Est-ce par charité chrétienne ou esprit de soumission ? Point du tout ; c’est seulement parce que le duel est une sottise et ne peut profiter à personne. En revanche, on attendra son voisin au coin d’un bois pour le rouer de coups ou le cribler de balles. Ce qu’on réprouve, ce n’est pas la vengeance, c’est l’espèce de générosité mal entendue qui s’y mêle.

Autre exemple : la prodigalité sera un crime irrémissible aux yeux des austères faiseurs d’argent qui adorent le dieu dollar. Laborieux, suant pour gagner, ils n’ont pas assez de pitié pour les oisifs qui dépensent ; mais on a de l’indulgence pour le banqueroutier habile qui s’enrichit de sa ruine et qui sait garder la confiance publique après ses naufrages. On ne dira pas avec mépris « c’est un escroc, » mais avec admiration « c’est un luron ! il est smart ! » C’est que le point de vue est différent du nôtre : des hommes accoutumés à ne compter que sur eux-mêmes et à coudoyer la foule brutale des compétiteurs voient dans l’intérêt un devoir qu’ils avouent hautement, au lieu d’afficher comme nous autres un désintéressement suspect. Mieux on sert la divinité de l’intérêt personnel bien entendu, plus on a de titres à leur estime.

Les habitudes privées se peignent, comme de raison, dans les