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Comme aucun règlement sérieux ne protège le bien-être des passagers contre la négligence des compagnies, ces contre-temps sont journaliers, et nul ne songe à s’en plaindre. Le voyageur américain s’accommode de tout : on le jette sur la voie comme un ballot pour le reprendre au train suivant, on le parque dans d’étroits espaces où l’air n’est pas respirable, ou bien, comme au dernier accident du Pensylvania-Central, on laisse brûler soixante personnes dans une voiture fermée. Les journaux racontent l’événement sans s’émouvoir, le public en lit le récit d’un œil distrait, le coroner prononce un verdict de mort accidentelle, et le désastre se renouvelle la semaine suivante par la même incurie.

Recueilli par l’express de nuit, je me réveille au point du jour dans la région la plus montagneuse des Alleghanys. La chaussée du chemin de fer longeait des vallées sauvages, sans trace de culture, mais hérissées de cheminées et de puits de mine, et sillonnées par des cours d’eau torrentueux. Une multitude de petites voies ferrées s’engagent dans les ravins tributaires. La tranche nue des montagnes montre des veines noires où l’on trouve la houille à fleur du sol. On y recueille, dit-on, le fer et le cuivre tout près du charbon. C’est la fameuse région houillère des Alleghanys, peut-être la plus riche du monde. Nous touchons bientôt le sommet de la chaîne : une large et profonde vallée s’ouvre à nos pieds avec une vue lointaine sur des montagnes bleues dont les ondulations s’effacent dans la plaine. La descente rapide et tortueuse s’enlace en corniche aux flancs de la montagne, s’.enfonce dans les vallées latérales avec des courbes brusques et heurtées. On serre les freins ; le train se replie comme une couleuvre, incline à droite, à gauche, soubresaute au bord des précipices, et en une demi-heure nous sommes au fond de la vallée, à la station d’Altona. Pendant cinq ou six heures encore, nous courons dans un pays sauvage, au fond des ravins, au bord des torrens à l’eau verte, au milieu des forêts luxuriantes qui donnent leur nom à la contrée. Il y a là des passes très grandioses et très austères, d’étroits défilés dont les deux bords semblent se rejoindre au-dessus de nos têtes, puis de jolies vallées ornées de villages blancs et propres qu’entoure une ceinture de terres cultivées. Quelquefois, aux coudes resserrés des ravins, on embrasse d’un coup d’œil une longue perspective bornée par les Alleghanys, dont les grandes piles sombres dominent au loin forêts et pâturages. On aperçoit des chalets dans les clairières, des prairies closes de haies ; on entend le son argentin des clochettes et les mugissemens des troupeaux. La Pensylvanie est la Suisse américaine, à la fois riante et sévère, sauvage et peuplée. Les populations agricoles que l’Allemagne y envoie complètent la ressem-