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nombre de soldats blessés du corps des invalides. Un des orateurs, l’honorable M. Pugh, de l’Ohio, prit plaisir à les insulter ; il déclara que leurs victoires n’étaient que des mensonges télégraphiques, parla de la « bête Butler » et de la « brute Burbridge » (beast Butler and brute Burbridge), et dénonça la tyrannie militaire en termes des plus énergiques. Comme il s’apitoyait sur les souffrances de ses frères du sud, un soldat de l’armée de Sherman, défiguré par une balafre au visage, s’écria : « Vous êtes un traître ! — Vous êtes des lâches ! » répliqua l’orateur. Ce fut le signal du tumulte ; les soldats, furieux, le menacèrent, se ruèrent sur lui, et l’auraient tué, s’il n’avait pris la fuite. En cinq minutes, la foule fut dispersée, et l’estrade mise en flammes.

Les journaux démocrates signalent d’autres violences. Il paraît que dans l’Indiana plusieurs meetings ont été assaillis par l’armée. L’un d’eux, dispersé une première fois, s’est rassemblé de nouveau en armes ; mais ces excès ne profitent à personne, encore moins aux républicains qu’aux démocrates. Les unionistes de Covington regrettent si fort les désordres dont M. Pugh a été à la fois l’auteur et la victime, qu’ils proposent de lui fournir une salle pour y convoquer une autre assemblée. Ils ne veulent pas qu’on puisse leur reprocher d’avoir étouffé la voix de leurs adversaires. En général, le souhait de tous les républicains honnêtes est de faire des élections pacifiques et libres.

Cincinnati, la reine de l’ouest, est la plus jolie ville d’Amérique, pavée à peu près partout, largement percée, bien bâtie dans le quartier central, riche, populeuse, animée et pourtant tranquille. La situation en est admirable, sur le bord de l’Ohio, dans cette belle et féconde vallée où les villages se pressent comme en Europe, où les vignes, les cultures potagères, les champs de maïs se mêlent aux forêts. En face, dans le Kentucky, s’élèvent deux villes déjà considérables, Covington et Newport, séparées par le vallon de Licking-River. Un pont suspendu hardiment jeté le traverse au milieu des maisons de campagne et des jardins. On en bâtit un gigantesque sur la grande rivière, à une telle hauteur que les gros steamers pourront passer dessous avec leurs tours et leurs cheminées. En attendant, des ferrys à vapeur nagent à chaque instant d’une rive à l’autre, chargés de voitures, d’omnibus, de gros chariots attelés de quatre mules. Du faubourg de Covington, l’aspect de la ville est tout à fait pittoresque : rangée en amphithéâtre, hérissée de clochers, dominée par une colline de terre rouge à demi boisée, bordée surtout d’une double ligne de grands steamers blancs et d’une forêt de cheminées noires, elle s’étend à perte de vue le long de la rivière et se dissémine dans la campagne.