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l’air tiède et caressant, l’azur resplendissant du ciel, les chansons des oiseaux, les cris des cigales, les rayons glorieux du soleil inondant de gaîté la clairière. Je ne puis vous dire la joie, le ravissement, l’éblouissement des premières minutes : il semble qu’on ressuscite et qu’on sort d’un tombeau.

Je rentre dans le salon délabré de l’hôtel, où se prélasse une épinette édentée, d’antique apparence. Cette vénérable musicienne est aussi une victime politique. Les guérillas ont tenté de l’emporter lors du pillage ; mais, désespérant de faire descendre la montagne à cette lourde masse, ils l’ont jetée au bord du chemin à deux lieues d’ici. C’est de là qu’elle est revenue, un peu boiteuse, trôner dans son petit parloir obscur. Un grand feu pétille dans l’âtre, et autour de la cheminée au large manteau est assise une famille de Nashville, avec laquelle je noue connaissance. Ce sont des sudistes déclarés, ruinés d’ailleurs par la guerre et chassés de leurs foyers, qui viennent ici chercher un peu de repos. Ils portent le nom d’un homme d’état célèbre et vénéré des sécessionistes. Quoique peu favorable à leur cause, je ne puis rester insensible au tableau qu’ils me font de la ruine de leur pays. Ils me parlent de la loi martiale qui règne au Tennessee, du régime militaire qui livre au bon plaisir des généraux la fortune et la vie des citoyens, du prétendu gouverneur André Johnson, qui exerce au nom du président une sorte de proconsulat militaire, comme en pays conquis. Agriculture, industrie, commerce, tout est ruiné ; le pays ne vit plus que du passage de ces mêmes armées qui l’épuisent et l’oppriment. Les lois sont oubliées : dernièrement, un soldat nègre en faction devant le capitole de Nashville menace un passant paisible qui marchait trop près de lui ; l’autre s’éloigne docilement, mais il tombe mort, fusillé. On arrête le nègre, on l’enferme une heure, puis on le remet en faction à la même place, bravant à la fois la justice et l’indignation publique. Quand un homme est malveillant ou suspect, on lui envoie un régiment à héberger sur ses terres ; s’il se plaint, il est frappé d’une amende de 4, 5, 10,000 dollars ; s’il ne se résigne de bonne grâce, l’amende est doublée. On reçoit ici l’ordre d’ouvrir sa bourse comme on recevait à Rome l’ordre de s’ouvrir les veines. Les rapines, imitées de celles que les gens du sud ont commises, s’appellent tout simplement des tributs de guerre ; elles passent pour légitimes tant qu’elles n’atteignent que des ennemis publics. Le gouverneur André Johnson a déclaré la guerre aux anciennes fortunes. Homme du peuple lui-même, garçon tailleur à vingt ans, ayant appris seul à lire et à écrire, parvenu successivement à tous les postes électifs les plus élevés de son état, M. Johnson est un type remarquable de cette espèce d’hommes fils de leurs