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mais seulement des arbres fruitiers à demi sauvages dont on vient ramasser la récolte quand elle est mûre, et une forêt de maïs aux tiges colossales, aux épis gros comme les deux poings, poussant presque sans culture dans un terrain à peine remué. De grands sycomores se penchent sur la clairière. On entend bien dans le lointain le mugissement d’un troupeau de bœufs ; mais ce bruit lent et vague ne trouble pas le calme silencieux du vallon. On s’y croit à mille lieues du monde, et s’il apparaissait un être humain au détour du sentier, on tressaillirait comme une bête sauvage surprise dans son gîte écarté.

Je me plais dans cette solitude après le tumulte d’un voyage à la vapeur : le sifflet du steamer, la cloche de la locomotive, ne viendront pas me troubler jusqu’ici. Les Kentuckiens y viennent prendre le frais dans la saison chaude ; mais à partir du mois de septembre l’hôtel est presque désert. Le rez-de-chaussée s’ouvre de plain-pied sur la prairie ; les portes sont toujours ouvertes : il n’y en a pas une dans toute la maison qui puisse être fermée. On aime jusqu’à ce délabrement qui parle de repos et de vétusté. le soir vient avec la fraîche rosée et tous les bruits nocturnes, le chant des cigales, le coassement des grenouilles, la note plaintive de quelque oiseau mélancolique. On s’enfonce dans la forêt, sous les ténèbres où glisse un rayon de lune, et l’Amérique, ses habitans, sa guerre civile, sont oubliés : on se croirait aussi bien sur la terre natale, sous l’ombrage de nos futaies, et à deux pas du toit paternel.

Cette apparence de paix est trompeuse : la fusillade a retenti dans cette retraite. On en voit la trace aux vitres brisées, aux portes enfoncées des chambres, à cette armoire de fer dont les débris se rouillent dans le jardin. Le propriétaire de l’hôtel a un frère dans l’armée fédérale. Un jour qu’il était allé à Louisville, les guérillas confédérées pillèrent sa maison, brisèrent ses meubles, forcèrent son coffre-fort, volèrent 15,000 dollars environ qu’il y avait laissés. On leur sait gré de n’avoir pas mis le feu : sans doute leur prochaine visite sera moins courtoise. Aujourd’hui pillés par les brigands, demain mis à réquisition par les troupes, qui prennent leurs chevaux, leurs mules, et vivent ensuite à leurs dépens, les malheureux habitans du Kentucky et du Tennessee sont pris entre le marteau et l’enclume. Tandis que les états de l’est, éloignés de la guerre, n’en connaissent que les charges pécuniaires, les border-states en sont le champ de bataille accoutumé ; c’est là, sur cette limite indécise où depuis quatre ans les deux partis se rencontrent, que se fait sentir toute l’horreur de la guerre civile. La population se divise en deux camps à peu près égaux et également exaspérés. La Géorgie, la Caroline du sud, les états les plus compromis dans