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Munfordsville, sur une éminence qui domine la Green River, est un petit fortin où, sans vivres, sans munitions, le colonel Wilder et une poignée de recrues de l’Indiana arrêtèrent pendant quarante heures les douze mille hommes de l’armée de Bragg. Çà et là un poste isolé veille au passage d’un pont. Souvent les guérillas rebelles détruisent le chemin de fer, attaquent les trains, pillent les passagers. On ne voyage que sous bonne escorte ; cependant il règne sur cette ligne un mouvement prodigieux. Presque à chaque station, on rencontre sur la voie d’évitement deux ou trois trains remplis de chevaux et de soldats. Ils campent dans les gares, ou plutôt, car il n’y a d’autres gares qu’une ou deux baraques, dans les champs voisins. On les voit sur le bord des mares faire leur toilette dans l’eau boueuse, ou bien dormir sur le sommet des wagons avec leur sac et leurs couvertures. Notre car offre un assortiment assez complet de types militaires : ici l’Allemand blond et frêle, d’apparence triste et souffrante ; là le Kentuckien gai, remuant et robuste ; là un enfant de douze ans, écrasé sous l’uniforme, à peine aussi haut que la moitié de son fusil ; plus loin, la figure grave, rasée, septentrionale, d’un sergent méditatif et lettré, sans doute un homme des états de l’est, qui lit assidûment un livre d’agriculture ; enfin les grosses têtes laineuses et aplaties des nègres, qui se tiennent à l’écart au fond de la voiture, car on les traite moins en compagnons d’armes qu’en bêtes de somme, bonnes à se faire tuer sans mérite. Leurs grands feutres pointus à larges bords sont ornés soigneusement d’un aigle de cuivre et d’une plume noire. Même sous leurs haillons militaires, les noirs conservent un goût inné pour la parure. L’uniforme d’ailleurs n’est jamais très rigoureux, et il règne dans le costume la même liberté que dans les actes. Cependant nous redescendons insensiblement dans les vallées, et voici le but de mon voyage, la station de Cave-City.

Une ville sans doute, à en croire son nom ? Oui, une ville de quatre ou cinq cabanes. Il n’est pas en Amérique de si petit hameau qui ne s’intitule du premier coup cité, et ne trace à angles droits le dessin de ses rues futures. Il y a des villes avant les maisons. Cave-City en possède six, y compris les bâtimens de la station ; elle n’a d’autre raison d’être que sa situation à la tête du chemin de Mammoth-Cave et l’appétit des voyageurs qui vont à Nashville. Les cinq ou six cents soldats qui encombrent le train descendent ici pour dîner : — les officiers et les richards à la table d’hôte moyennant la somme élevée d’un dollar, — la plèbe, d’un morceau de pain et de lard tiré du bissac. Après deux heures d’attente arrive une voiture borgne, conduite par un cocher gentleman qui m’offre