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qu’il y goûta, il rappelle l’impression que faisait sur son âme le désintéressement sans bornes qui éclate dans chacune des pensées de Spinoza, et que Jacobi lui faisait admirer. « Cette parole admirable : celui qui aime Dieu parfaitement ne doit pas demander que Dieu l’aime aussi, » avec toutes les prémisses sur lesquelles elle repose, avec toutes les conséquences qui en découlent, remplissait ma pensée. Être désintéressé en tout, et, plus que dans tout le reste, en amour et en amitié, était mon désir suprême, ma devise, ma pratique, en sorte que ce mot hardi qui vient après : si je t’aime, que t’importe ? fut le véritable cri de mon cœur. »

Tels sont, à mon sens, les véritables rapports de Goethe et de Spinoza ; voilà en quoi consiste exactement cette parenté intellectuelle dont on a tant parlé, et dont Goethe lui-même parle à chaque instant. Il faut donc bien s’entendre quand on parle du spinozisme de Goethe. Spinoziste, il le fut en effet par sa prédilection pour l’auteur de l’Ethique, par l’impulsion générale qu’il en reçut pour sa pensée, par le sentiment de délivrance qu’il éprouva quand, après avoir erré à travers tant d’aventures dans le monde intellectuel, il rencontra un maître digne de lui, qui donna à son génie la claire révélation de ses vagues instincts, enfin par quelques aperçus très généraux qu’il transporta de la doctrine générale dans sa pensée et dans sa vie. Spinoziste, il l’est surtout par ses considérations sur la source et le principe de la moralité humaine, par ses réflexions sur la subordination nécessaire de l’individuel à l’universel, de la personnalité humaine, qui est une limite, à l’infini, qui n’en a pas, de l’homme à la nature, qui n’est que Dieu réalisé. Cependant, s’il relève dans une certaine mesure de Spinoza, c’est par l’inspiration plutôt que par le système. Il est de sa famille bien plus que de son école.

Cela ne suffit pas moins pour mettre entre Goethe et Kant, son aîné parmi les fils glorieux de l’Allemagne, tout l’intervalle qui sépare le panthéisme de la religion de la raison pratique, de la doctrine de l’âme spirituelle et responsable, librement soumise à un Dieu, son créateur et son juge. Lui-même avoue qu’il ne se rapprocha de la philosophie de Kant que par l’entremise de Schiller depuis l’heure, une des plus belles de sa vie, où il fit amitié d’âme et de génie avec ce noble disciple du philosophe de Kœnigsberg. Quand on lui demandait, vers la fin de sa vie, quel était à son sens le plus grand des philosophes modernes : « Kant, répondait-il, voilà, sans doute possible, le plus grand. C’est celui dont la doctrine a pénétré le plus profondément dans notre civilisation allemande. » — « Il a aussi agi sur vous, disait-il à Eckermann, sans que vous l’ayez lu. Maintenant vous n’avez plus besoin de le lire, car