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grandeur. Goethe était particulièrement sensible à cette influence du système ; il s’efforce de montrer à diverses reprises que Spinoza seul a donné à l’homme les véritables raisons du renoncement viril, qui est la grande loi de la vie, que lui seul a donné une théorie philosophique du désintéressement. Les aperçus qu’il développe à cette occasion méritent d’être recueillis à travers les pages nombreuses où ils sont dispersés. Nous les résumons : — Notre vie physique et sociale, dit-il, nos mœurs, nos habitudes, tout, même les événemens accidentels, nous appelle au renoncement. Il est beaucoup de choses qui nous appartiennent de la manière la plus intime et que nous ne devons pas produire au dehors ; celles du dehors dont nous avons besoin pour le complément de notre existence nous sont refusées ; un grand nombre au contraire nous sont imposées, quoique étrangères et importunes. On nous dépouille de ce que nous avons acquis péniblement, de ce qu’on nous a dispensé avec bienveillance, et avant que nous soyons bien éclairés là-dessus, nous nous trouvons contraints de renoncer, d’abord en détail, puis complètement, à notre personnalité. Ajoutez qu’il est passé en coutume qu’on n’estime pas celui qui en témoigne sa mauvaise humeur. Au contraire, plus le calice est amer, plus on doit montrer un visage serein, afin que le spectateur tranquille ne soit pas blessé par quelque grimace. — Or, pour accomplir cette tâche difficile du renoncement, c’est une détestable ressource que la légèreté. C’est grâce à elle que l’homme est capable, à chaque moment, de renoncer à une chose, pourvu qu’un moment après il en puisse saisir une nouvelle, et c’est ainsi qu’à notre insu nous réparons sans cesse toute notre vie à mesure qu’elle s’écroule, mettant une passion à la place d’une autre, essayant tout successivement, occupations, inclinations, fantaisies, marottes, pour nous écrier à la fin que tout est vanité, et tenter de nous consoler avec cette maxime fausse et même blasphématoire. — Il n’y a que peu d’hommes qui sachent se préparer virilement à supporter cette impression de la vie : ce sont ceux qui, pour se dérober à toutes les résignations partielles, se résignent absolument une bonne fois. Ces hommes, à l’exemple de Spinoza, se pénètrent de la pensée de ce qui est éternel, nécessaire, légitime ; ils cherchent à se former des idées qui soient indestructibles, qui, loin d’être abolies par la considération des choses passagères, en soient au contraire confirmées[1].

C’était là le texte habituel de ses longs entretiens spinozistes avec Jacobi, qui avait reçu l’initiation de Lessing et la transmettait fidèlement à Goethe. En nous racontant ce poétique séjour qu’il fit à Pempelfort, dans la maison de son ami, et les délices philosophiques

  1. Mémoires, quatrième partie.