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dans l’Éthique ; mais il garde chez Spinoza son empreinte particulière, qui est ici un peu effacée. Le dieu de Spinoza, expliqué par Lessing et Schleiermacher, n’est plus la substance unique, ce qui est en soi et conçu par soi, antérieur logiquement aux attributs qui forment son essence. Il ne diffère plus de ce dieu-nature de Novalis qui s’agite sourdement dans les eaux et les vents, sommeille dans les plantes, s’éveille dans l’animal, pense dans l’homme et remplit l’univers d’une activité qui jamais ne se repose et ne s’épuise.

Tel fut le malentendu de l’Allemagne à l’égard de Spinoza. Elle se crut spinoziste quand elle n’était que panthéiste. Le malentendu de Goethe fut précisément celui de son temps et de son pays. Ce qui le ravit dans Spinoza, c’est l’idée vague de la vie divine dans la nature. Nulle part, ni dans les annales de sa vie, ni dans sa correspondance si active et si variée, ni dans ses entretiens intimes avec Falk, Eckermann et les autres, on ne trouve la moindre allusion au système si original et si particulier de Spinoza, à cette distinction de la substance considérée à part des attributs et des modes, à cette déduction du monde, qui se développe non pas organiquement, mais géométriquement, non à la façon d’un animal ou d’une plante, mais à la manière d’un théorème. Les idées que Goethe lui emprunte sont beaucoup plus libres et plus flottantes ; elles se réduisent à un aperçu très général. « Ce grand être que nous nommons la Divinité ne se manifeste pas seulement dans l’homme, il se manifeste aussi dans une riche et puissante nature et dans les immenses événemens du monde ; une image de lui formée à l’aide des seules qualités de l’homme ne peut donc suffire, et l’observateur rencontrera bientôt des lacunes et des contradictions qui le conduiront au doute, même au désespoir, s’il n’est pas assez médiocre pour se laisser calmer par une défaite spécieuse, ou s’il n’est pas assez grand pour parvenir à un point de vue plus élevé. — Ce point de vue, ajoute Eckermann, Goethe de bonne heure le trouva dans Spinoza, et il se plaît à reconnaître combien les aperçus de ce grand penseur répondaient aux besoins de sa jeunesse. Il se retrouvait en lui, et c’est en lui qu’il pouvait apercevoir la meilleure confirmation de lui-même[1]. »

Ce qui l’attire surtout vers l’Ethique, c’est l’impression morale qu’il y recueille. « Ma confiance en Spinoza reposait sur l’effet paisible qu’il produisait en moi… Le calme de Spinoza apaisait tout en moi… Je sentais en le lisant comme un souffle de paix. » Il se dégage en effet de la doctrine spinoziste des conseils de résignation fière, une sorte de stoïcisme qui n’est ni sans austérité ni sans

  1. Conversations de Goethe, traduction Délerot, t. II, p. 265.