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du système. C’est de cette famille philosophique que sortait Schleiermacher, ce savant platonicien, ce pieux panthéiste, qui employa une admirable vie d’étude à vouloir réconcilier l’Éthique et le Phédon[1]. « Ce qui m’a le plus frappé dans M. Schleiermacher, dit M. Cousin dans ses Souvenirs d’Allemagne, c’est ce qu’on m’avait aussi le plus vanté en lui, la prodigieuse subtilité de son esprit. On ne peut pas être plus habile, plus délié, et pousser plus loin une idée… Platon et Spinoza sont les deux hommes de M. Schleiermacher : il va de l’un à l’autre. Il me vanta beaucoup le système de Spinoza. Je faisais mille objections. « Eh bien ! alors prenez Platon au lieu de Spinoza ; admettez que la matière n’est pas un attribut de Dieu, mais une substance à part et indépendante. — Êtes-vous bien sûr que la matière soit étendue ? » Et il m’insinuait que le moi pourrait bien être aussi étendu que le non-moi, ou le non-moi aussi spirituel que le moi, la nouvelle physique réduisant tous les corps à des gaz, ce qui est déjà un peu subtil, et le moi étant aussi bien dans l’espace que le non-moi dans le temps. Nous nous sommes enfoncés dans la question de la création. « Il est aisé, a-t-il dit, de s’élever à Dieu, mais très difficile d’en descendre. Là on ne peut marcher régulièrement ; il faut sauter de l’infini dans le fini. » — « L’esprit et la matière, une fois unis, sont immortels ; le corps ne périt pas plus que l’esprit ; rien ne périt et ne peut périr. » — Schleiermacher est un des types les plus brillans dans lesquels on puisse étudier cette singulière renaissance du spinozisme. Orateur religieux, il ne croyait pas faire tort à l’orthodoxie, très librement interprétée, en adressant cette apostrophe célèbre à ses auditeurs dans le temple évangélique : « Venez sacrifier avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza ! Le sublime esprit du monde le pénétra, l’infini fut son commencement et sa fin, l’universel son unique et éternel amour ; vivant dans une sainte innocence et dans une humilité profonde, il se mira dans le monde éternel, et il en était lui-même le miroir fidèle : il était rempli de religion et plein de l’Esprit saint ; c’est pour cela qu’il est seul, placé à une hauteur où personne encore n’a su atteindre, maître en son art, mais élevé bien haut au-dessus du monde profane, sans disciples et sans droit de cité. » C’est un vrai dithyrambe : l’apothéose commence ; mais qu’on ne perde pas de vue que cet enthousiasme s’exprime en termes très vagues et qu’il laisse à l’orateur toute sa liberté à l’égard du système. L’esprit du monde, l’Esprit saint, voilà des mots qui font un singulier contraste avec la terminologie sévère de Spinoza. C’est du panthéisme mystique ; il y en a assurément, et beaucoup,

  1. Il faut lire dans les Fragmens et Souvenirs, p. 139, cette curieuse conversation que M. Cousin eut à Berlin avec M. Schleiermacher en 1817.