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en possession de la vérité absolue et ne cessent pas, depuis que l’homme pense, d’errer dans le cercle d’une contradiction éternelle ? Quoi de plus opposé que la pesante et pédantesque méthode des théorèmes à cet instinct esthétique, développé dès l’origine par le commerce des plus belles intelligences de tous les siècles et de tous les pays, formé par la plus délicate culture, le pur hellénisme, avivé et fécondé par l’étude approfondie de Shakspeare, exercé pendant tout le cours d’une longue vie par les amitiés les plus littéraires et les plus poétiques, depuis Herder et Jacobi jusqu’à Wieland et Schiller, et consacré enfin dans le plus intime sanctuaire du génie, transformé en une religion, la dernière qui subsiste dans ce libre esprit, la religion de l’art ? Enfin y a-t-il rien qui semble différer plus que l’idéalisme de l’Éthique de ce que l’Allemagne a nommé le réalisme de Goethe, du sentiment énergique qu’il a eu de la réalité et des conditions expérimentales propres à la bien connaître dans la variété de ses manifestations et dans l’harmonie de ses lois ?

Je crois trouver une explication de cette apparente antinomie dans ce fait, que le spinozisme a reçu différentes interprétations selon les temps et selon la disposition générale des esprits. Il n’y a sans doute qu’une seule manière, qui soit la vraie, d’interpréter une doctrine aussi fortement conçue que celle de Spinoza ; mais il y a plusieurs façons de la comprendre approximativement, et l’on voit tous les jours des esprits très différens entre eux s’alimenter à la même source d’idées. Évidemment, pour ceux d’entre nos contemporains qui ont suivi de près l’histoire des systèmes et les progrès de la critique, le doute n’est pas possible. Spinoza se rattache à cette chaîne de penseurs idéalistes dont le premier anneau est Parménide. Le vrai spinozisme est l’acosmisme, la négation de la réalité du monde, de la nature, l’affirmation de l’unique et universelle substance. Cette substance elle-même, si on la considère de près, qu’est-elle sinon un pur abstrait, la substance absolument indéterminée, un être de raison, un idéal sans vie, et, comme on l’a dit, un rien mystique, un absolu néant ? Et le monde, la nature-naturée opposée à la nature-naturante, que sont-ils sinon une déduction purement dialectique d’attributs et de modes ? Dialectique, abstraction, voilà bien tous les caractères communs à l’idéalisme, et nulle part ils ne sont plus fortement marqués que dans le système de Spinoza. Il faut reconnaître cependant que ce système n’a pas toujours été compris et interprété dans ce sens ; ou plutôt il faut distinguer, pour se rendre compte des fortunes diverses de l’Éthique, l’esprit de la doctrine et la doctrine elle-même, le système est bien tel que nous venons de le définir, et nous lui donnons son vrai nom en disant qu’il est l’expression la plus rigoureuse de l’idéalisme