Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/876

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la pensée humaine. L’ironie, la critique, un scepticisme hautain, dominent chez Goethe, quand il se rencontre face à face avec l’énigme des choses. Il veut se venger de ne la pouvoir résoudre en humiliant l’ambition des métaphysiciens qui prennent à cœur de la poursuivre. Or je doute que depuis Parménide il y ait eu un esprit chez lequel cette ambition se soit déclarée avec plus d’audace et de force que chez Spinoza. Rien n’égale l’impassible sécurité de sa marche sur les sommets qui semblaient inaccessibles. Cette puissance de dogmatisme, cette superbe d’une pensée qui semble détruire la difficulté en la niant, cette incroyable ténacité de l’idée, qui reste fidèle et constante à elle-même à travers tous les problèmes et qui réalise l’unité dans le système comme l’unité se réalise dans le monde, cette hauteur et cette universalité d’affirmation, auraient dû irriter Goethe. D’où vient qu’il ne se révolte pas contre le joug sous lequel on prétend réduire son ironique fantaisie ? De plus ce dogmatisme si net, si impérieux de Spinoza ne se développe pas avec la belle ingénuité du Discours de la Méthode racontant dans un discours uni et familier l’histoire de l’esprit de Descartes ; il se démontre à la façon de la géométrie, more geometrico, comme le dit fièrement Spinoza. Il s’impose comme un enchaînement de vérités mathématiques, liées de telle sorte entre elles qu’une raison bien faite semble mise en demeure de refuser son assentiment à la première proposition ou de le donner à toutes, tant est serrée fortement cette trame d’axiomes, de définitions, de propositions, de corollaires, de postulats. Le dogmatisme absolu de Spinoza ne s’est pas contenté à moins : il lui a fallu inventer une forme d’exposition absolue comme lui. Cette méthode géométrique d’exposition n’est elle-même que l’expression rigoureuse, l’équivalent exact de la méthode de construction intérieure suivie par Spinoza, la méthode à priori prenant pour point de départ une idée pure, pour instrument la déduction, pour objet et pour terme l’universalité des choses à expliquer par le raisonnement ; mais tout cela n’est que l’enveloppe du système. Que dirons-nous de la doctrine elle-même, et comment comprendre que l’abstraction à sa plus haute puissance ait pu séduire l’esprit de Goethe, si passionnément épris de la vie ? C’est ici surtout que notre étonnement redouble.

Ainsi tout dans Spinoza semblait devoir être antipathique au génie de Goethe : l’esprit dogmatique, la méthode d’exposition, le système. Quoi de plus contraire que les affirmations et les formules de l’Éthique à la passion de Goethe pour la liberté illimitée en fait d’idées, à l’orgueil qu’il eut toujours de se maintenir indépendant en face de toute philosophie, à cette habitude d’ironie à l’égard des systèmes qui, jouets de la même illusion, se prétendent tous successivement