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II

En même temps et du même coup s’était terminée pour Goethe cette période, remplie d’obscurités et de contradictions, pendant laquelle l’illuminisme et le scepticisme se disputent l’orageux empire de ce grand esprit en voie de formation, et que l’on pourrait appeler d’un mot qui lui est cher, les années d’apprentissage du Jeune Wolfgang à la recherche d’une philosophie. Après quelques tentatives avortées pour s’entendre avec les moraves, dont la doctrine commençait à poindre, Goethe renonça définitivement aux voies mystiques, pour lesquelles il n’était pas fait. Le résultat le plus clair de tous ces efforts contradictoires fut que le vieux fonds du christianisme conservé depuis son enfance se décomposa dans son esprit, et que la dernière barrière était tombée quand il se mit à relire et à méditer Spinoza. Si la poésie, comme il aimait à le dire, fut sa délivrance pour tous les chagrins et les désespoirs de sa jeunesse, le spinozisme fut, à cette heure de sa vie, son affranchissement pour les inquiétudes et les agitations sans but de sa pensée, pour toutes les tentations de cette mobile et fantasque curiosité qui l’égarait dans le chimérique en poursuivant l’inconnu. Après tout, pour ce libre génie, que le christianisme n’avait pu retenir, qui ne connaissait la vraie métaphysique que par des traditions affaiblies d’école, mieux valait cet entretien viril avec un penseur du premier ordre qu’un commerce affadissant avec l’alchimie sentimentale de Mlle de Klettenberg ou la Christologie humanitaire de l’onctueux Lavater. Avec Spinoza, il s’imagina qu’il rentrait enfin dans la pleine possession de lui-même et dans la libre direction de son esprit, selon ses vrais instincts et ses tendances innées. Sa nature crut se reconnaître dans l’inspiration générale de l’Éthique. Ce fut véritablement pour lui un apaisement et une délivrance.

C’est dans un séjour à la campagne, chez Jacobi, que cette claire révélation du spinozisme se fit ou plutôt se confirma dans son esprit. La date de cet événement resta mémorable pour lui, et il la célèbre avec une sorte de solennité dans les annales de sa vie. À diverses reprises déjà, il s’était senti vivement attiré de ce côté. À Strasbourg, Herder lui reprochait d’apprendre tout son latin dans Spinoza ; à Francfort, après avoir cessé pendant assez longtemps de s’occuper « de ces généralités abstruses, » il y fut ramené par la contradiction[1]. Il trouva dans la bibliothèque de son père un petit livre dont l’auteur combattait avec passion Spinoza, et, pour produire plus d’effet, avait placé le portrait du Juif hollandais

  1. Mémoires, quatrième partie.