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toujours paru aussi obscure que peu fructueuse. Il considère comme une des circonstances les plus heureuses de sa vie un des plus précieux avantages obtenus par sa volonté, « de s’être toujours maintenu libre en face de la philosophie. » Son point d’appui le plus solide, dit-il, a été la simple raison de l’homme sensé. C’est là une condition de vérité aussi bien qu’une règle d’art. « Tout art, toute science, qui restent indépendans de la philosophie et ne se développent que par les forces naturelles de l’homme, arrivent toujours à de meilleurs résultats. » Il lui arriva souvent, par la suite, de faire de sérieux reproches à Schiller pour avoir compromis, sous le joug de Kant, la divine spontanéité de sa nature.

D’ailleurs peut-il y avoir une science, surtout une philosophie, apprise à l’école d’un autre ? Pour avoir quelque valeur, une philosophie doit être l’expression même et le sentiment général de notre vie. « Stoïcien, platonicien, épicurien, chacun doit à sa manière régler son compte avec l’univers, disait-il à Falk ; c’est pour résoudre ce problème que nous sommes nés, et personne, quelle que soit l’école à laquelle il se rattache, ne peut s’y soustraire. Chaque philosophie n’est rien autre chose qu’une forme différente de la vie. Pouvons-nous entrer dans cette forme ? pouvons-nous, avec notre nature, avec nos facultés, la remplir exactement ? Voilà ce qu’il s’agit de chercher. Il faut faire des expériences sur nous-mêmes ; toute idée que nous absorbons est comme une nourriture que nous devons examiner avec le plus grand soin ; autrement nous anéantissons la philosophie, ou la philosophie nous anéantit… Il faut d’abord nous maintenir en harmonie parfaite avec notre nature, et nous pourrons alors, sinon faire taire, du moins adoucir toutes les dissonances extérieures qui nous entourent[1]. »

D’après ces principes, il est clair que chaque homme qui pense est un éclectique-né. « Cet éclectisme ne se confond pas avec cette nullité intellectuelle qu’une absence complète de tout penchant propre et intime fait agir comme les oiseaux que l’on voit formant leur nid de tout ce que le hasard leur présente. Une construction fabriquée ainsi de débris déjà morts ne peut jamais se lier, à un ensemble vivant. » Mais s’il ne peut pas y avoir de philosophie éclectique, en revanche il y a beaucoup de philosophes éclectiques, et chacun l’est plus ou moins. « L’éclectique est celui qui choisit dans ce qui l’entoure, dans ce qui se passe autour de lui, tout ce qui est en harmonie avec sa propre nature, pour se l’approprier ; j’entends par là qu’il doit s’assimiler tout ce qui, soit dans la théorie, soit dans la pratique, peut servir à son progrès et à son développement. Deux éclectiques pourraient donc être deux adversaires,

  1. Conversations de Goethe avec Eckermann, traduites par M. Délerot, 2e vol., p. 323.