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que l’imaginaient les hommes du XIIIe siècle, apparaissent les hommes et les monumens du XVe. Cet appartement où l’archange vient saluer la Vierge, c’est un salon comme ceux que Bramante et Primatice vont remplir de merveilles. Tandis que Job sur son fumier disserte avec ses amis, regardez le fond du tableau : c’est le donjon de Vincennes, non pas le donjon inachevé comme on le voyait au temps de saint Louis, mais celui dont on avait élevé les étages et couronné les tours à la fin du XIVe siècle. Ici, c’est Etienne Chevalier dévotement agenouillé devant la Vierge ; là, dans l’adoration des mages, c’est Charles VII entouré de sa garde écossaise. Est-ce bien une adoration des mages ou une visite du roi dans ses provinces ? Quand le roi voyageait à cette époque, on s’arrangeait de telle façon que la journée se terminât dans quelque château fort. Le château occupe le fond de la scène ; voyez comme la troupe s’y élance ! On n’a pas ouvert librement les portes ; c’est un siège en règle, une véritable escalade : vive image du temps où le monarque, à peine délivré des Anglais, rencontrait encore tant de résistance chez ses vassaux et commençait à établir l’unité du royaume. On retrouverait ainsi maintes choses de notre histoire, on retrouverait surtout le Paris du XVe siècle dans ces accessoires si curieux, si vivans, soit que le peintre y consacre le dernier plan de son tableau, soit que par une croisée entr’ouverte il laisse apercevoir la silhouette de la ville. Voici la Sainte-Chapelle, voici Notre-Dame de Paris avec sa petite flèche restaurée sous Charles VII, voici les autres édifices qui couvraient alors l’île de la Cité. Mais ce n’est pas seulement le libre choix des accessoires, ce n’est pas seulement la vie et le tumulte de la scène, c’est surtout l’expression des visages, la variété des physionomies qui révèlent un art à demi émancipé. Encore un pas, et nous sommes en pleine lumière ; encore un élan, et ces figures brisent leurs dernières entraves : l’école de Vinci n’est pas loin. À ces miniatures de la galerie de M. Brentano reproduites avec tant de fidélité, l’éditeur en a réuni d’autres qui appartiennent à lady Springle, à M. Ambroise-Firmin Didot, etc. Il serait curieux surtout de pouvoir joindre aux quarante pages de Francfort les onze compositions des Antiquités juives. Ces témoignages du progrès du peintre, gardés aujourd’hui avec un soin jaloux à la Bibliothèque impériale et accessibles seulement aux initiés, acquerraient une bien autre valeur, s’il était permis de les comparer à ce Livre d’heures dont ils sont la continuation naturelle. La sympathie publique ne manquerait point à une pareille entreprise : il s’agit de compléter l’histoire de l’art et de restituer à la France un de ses plus dignes enfans.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.