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l’atmosphère et le rayonnement de la voûte céleste annonçaient pour le lendemain un ciel de plomb. Pour éviter les ardeurs du jour, à minuit on leva le bivouac, en prenant la direction de San-Juan-de-Istancia. La colonne s’engagea bientôt, sous les hautes futaies, dont les toucans au bec démesuré et au plumage irisé troublaient seuls la solitude par leur vol effarouché. Un tapis de feuilles mortes et légèrement humides amortissait le bruit de la marche ; les mouches à feu voltigeaient dans l’ombre en traçant leur sillon de lumière. Les impressions ressenties sous ces arceaux de verdure étaient vraiment d’une singulière douceur. Après une heure de marche, on fit la première halte. Soudain, dans le calme des bois, s’élevèrent les accents d’une musique pleine de langueur et de folie tour à tour. Chacun rêvait déjà aux enchantemens de la forêt d’Armide ; mais le charme fut bientôt rompu. On part au pas de course ; la fusillade éclate, les avanzadas des guérillas jettent le cri d’alarme. Aussitôt brusque changement à vue comme dans un ballet d’opéra. Une immense tienda, richement illuminée, contenant des vivres préparés pour plus de deux cents hommes, apparaît dans la clairière : c’est une salle de bal. Une vingtaine de joyeuses filles, presque toutes jolies, faisaient les honneurs de la fête si violemment troublée. Abandonnées par leurs valseurs mis en fuite, elles réservent un charmant accueil aux Français au retour de la poursuite. L’arrière-salle regorgeait de provisions de toute nature. C’était l’entrepôt des bandits. De ce rendez-vous général situé à 6 kilomètres de la route de Vera-Cruz et nommé la Cañada, ils épiaient nos convois et les attaquaient dans les occasions favorables. Une demi-heure fut accordée aux femmes galantes pour charger leur butin sur leurs épaules, et le repaire avec son mobilier et ses ballots de soieries enlevés aux négocians des hauts plateaux fut livré aux flammes. Seuls les instrumens de musique avaient été épargnés par le feu, car une heure s’était à peine écoulée qu’un modeste concert préludait dans la broussaille, à une centaine de mètres du bivouac. Sans doute les danseuses s’étaient attardées en chemin et avaient tourné la tête en arrière, comme Eve disant adieu au paradis perdu. Il faut l’avouer pour leur excuse, les bandits, quoique aimables, étaient déjà fort loin, et puis la contre-guérilla comptait dans son sein quelques virtuoses distingués aussi bien que des talens chorégraphiques connus jadis au quartier latin.

Aux premiers rayons du soleil, on se remit en route. L’un des trompettes, marchant en tête, emportait sur son cheval la plus jolie de ces Mexicaines, touchée sans doute du talent musical de son chevalier errant. La menace de la prison décida le vainqueur à se