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l’eût pu faire un livre écrit simplement dans l’intention d’amuser une société de beaux esprits.

À partir du Ve siècle, le silence se fait autour du livre et du héros, du moins en Occident. La victoire irrévocable de l’église lui enlève tout intérêt direct. La nuit du moyen âge arrive. Il faut attendre la renaissance pour que la Vie d’Apollonius reparaisse avec tant d’autres productions de l’art antique, tout étonnées de revoir le grand jour. Cependant à ce premier moment de sa résurrection Apollonius avait encore quelque chose de suspect. C’est au point que le savant Alde Manuce hésita avant de donner au livre de Philostrate la publicité de la presse. Il s’y décida enfin, mais en ayant soin de publier en même temps la réponse d’Eusèbe à Hiéroclès, et de donner ainsi, comme il le dit lui-même, l’antidote à côté du venin. En général, le XVe siècle par l’organe de Pic de la Mirandole, le XVIe par celui de Jean Bodin et de Baronius, proclamèrent qu’Apollonius n’était qu’un vil et détestable magicien. Le XVIIe, sans revenir complètement de ce jugement sommaire, comprit pourtant que la biographie du sage de Tyane était autre chose qu’un centon de sortilèges, et notre Daniel Huet, le fameux évêque d’Avranches, s’exprima là-dessus avec une précision qui emporta depuis lors l’assentiment de nombreux esprits[1]. « Philostrate, dit-il, paraît avant tout s’être donné pour tâche de rabaisser la foi et la doctrine chrétiennes, déjà en pleine voie de progrès, en leur opposant ce vain simulacre de toute science et sainteté et vertu mirifiques. Il frappa donc cette image à l’effigie du Christ, et fit rentrer presque tous les élémens de l’histoire de Jésus-Christ dans celle d’Apollonius, afin que les païens n’eussent rien à envier aux chrétiens : en quoi faisant, il amplifia sans y prendre garde la gloire du Christ, car, attribuant faussement à un autre le mérite réel du Seigneur, il accorda à celui-ci les éloges qui lui sont dus, et le proposa indirectement aux éloges et à l’admiration des autres… »

À son tour, le XVIIIe siècle reprit pour le compte du déisme la tentative de Hiéroclès. S’appuyant sur les incontestables ressemblances du Christ des évangiles et d’Apollonius de Tyane, il prétendit que les deux histoires donnaient également prise au doute. Dès 1680, le déiste anglais Ch. Blount avait développé ce dilemme, qu’il fallait, ou bien admettre les miracles d’Apollonius comme ceux de Jésus-Christ, ou bien, si les premiers étaient tenus pour faux, reconnaître qu’il n’y avait pas plus de raisons pour accepter ceux-ci comme vrais. Voltaire, Le Grand d’Aussy, Castillon, abondèrent dans le même sens. On veut même que la traduction française de Castillon ait été adressée au pape Clément XIV avec une

  1. Demonstr. evang., 677.