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sortira du tombeau pour comparaître devant le juge qu’on ne trompe pas et pour revivre dans l’éternité de ses arrêts ? Ici des corps frissonnant de terreur essaient de se dérober encore sous la pierre qui recouvrait le sommeil de leurs dépouilles et que soulève maintenant une force implacable ; là, déjà séparés des âmes que le ciel attend, des hommes, — inexprimable douleur ! — se retournent vers ceux qu’ils avaient aimés sur la terre, et dévorent d’un dernier regard, appellent d’un dernier sanglot ces êtres chéris qu’ils n’ont retrouvés un instant que pour les perdre sans retour. Cependant d’autres coupables, marqués du sceau de la condamnation éternelle, ont quitté le pied du trône de Dieu pour le chemin qui conduit au lieu des supplices. Sous le fouet de fange du jugement et sous les griffés des démons, enlacé par des liens inextricables et comme pris au piège des anciennes passions, le cortège désolé se met en marche. Déjà ceux qui forment les premiers rangs pressentent les approches de l’enfer. Ils en devinent, ils en ont aperçu les mystères, ils voudraient reculer devant cette épouvantable vision ; mais il faut marcher, marcher toujours. Bientôt le seuil est franchi, l’abîme à reçu sa proie, et, pour qu’il la garde à jamais, un ange debout, la face tournée vers les damnés, veille à la porte de cette patrie du désespoir, à cette porte fatale au-dessus de laquelle Dante lira un jour avec les yeux du génie les termes de la redoutable sentence.

Ainsi, même avant la grande parole du poète, avant que ces mots, lasciate ogni speranza, eussent retenti en Italie et dans le monde, un artiste trouvait pour exprimer la même pensée, pour publier le même arrêt, des formes de langage aussi énergiques et aussi claires. Sans le secours que la Divine Comédie devait, un peu plus tard, prêter aux travaux d’Orgagna et de tant d’autres peintres, la sculpture réussissait, dès les premières années du XIVe siècle, à figurer non-seulement les tourmens physiques, mais, — entreprise infiniment plus méritoire et plus haute, — les remords et les immortels supplices de l’âme. Elle avait élevé au niveau d’un enseignement ce qui pouvait aisément demeurer, ce qui a été si souvent depuis lors une image matérielle jusqu’à la brutalité ou fantastique jusqu’au ridicule.

Au reste, ce n’était pas la première fois que le ciseau abordait un aussi sombre, un aussi difficile sujet. Déjà, vers la fin du siècle précédent, le chef de l’école, Nicolas de Pise, avait représenté le Jugement dernier sur un des bas-reliefs dont la chaire du baptistère de Pise est revêtue et sur un de ceux qui ornent la chaire de la cathédrale de Sienne ; mais, dans les deux ouvrages, l’exiguïté de l’espace ne lui avait pas permis de développer au moyen de scènes successives, de partager pour ainsi dire en plusieurs actes cette effroyable tragédie. Nicolas de Pise s’était contenté d’en mettre