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collaborateur, mais qui, livré à ses seules forces, peut aussi faire une révolution au théâtre comme ailleurs. Soit la confiance est une belle chose, et il ne faut décourager personne. Je crains pourtant que ce génie bon à tout ne prépare à l’auteur de nouvelles mésaventures. Écrire un manifeste, exposer une thèse, bâtir des théories sociales à propos de l’adultère, signaler la contradiction de nos lois et de nos mœurs, montrer que l’indissolubilité du mariage étant une doctrine chrétienne, toute vengeance exercée par l’époux outragé est contraire à cette doctrine, affirmer enfin que le pardon sublime du mari est la seule solution des drames domestiques dans les pays où le divorce n’existe point, tout cela est affaire de discussion, et le réformateur a bien le droit de citer l’Évangile pour enseigner l’esprit de miséricorde. Si cependant le publiciste, transformé en dramaturge, n’invoque le livre saint que pour glorifier son drame, un drame sans intérêt, sans âme, sans vie, et prouver que ce drame est une révélation, le bon goût s’indigne et proteste. Il n’y a pas de dispense de poésie pour l’écrivain qui veut faire acte de poète, et des dissertations à outrance ne valent pas en telle matière une étincelle de talent.

Parmi les jeunes écrivains dont le talent promet au théâtre des œuvres aimables et ingénieuses, M. Henri Meilhac est digne de prétendre à un rang honorable. L’étude du cœur humain, l’analyse délicate des sentimens, l’art de développer une action sans lenteur comme sans brusquerie, telles sont les qualités de cette jolie comédie intitulée Fabienne, qui vient d’être représentée au Gymnase. Ce n’est pas assurément du grand art ; l’auteur n’a pas de visées ambitieuses, il sait ce qu’il peut faire et sagement il s’y tient. Çà et là, en l’écoutant, on songe à Marivaux : même soin des détails, même délicatesse de touche ; j’ajouterai que, s’il a moins de finesse, il a beaucoup plus de naturel. Si M. Meilhac, comme je crois le deviner, a étudié ce théâtre secondaire du XVIIIe siècle où sont enfouis tant de jolis trésors, avant tout c’est notre temps qu’il a interrogé. Un parfum d’honnêteté relève ses élégantes peintures ; on sent une atmosphère meilleure, on reconnaît un monde où la vie de famille a repris sa dignité. Trois femmes, une grand’mère, sa fille et sa petite-fille, tels sont les principaux personnages de la pièce ; entre elles va se nouer et se dénouer une action pénible d’abord, douloureuse, scabreuse même, mais charmante en dernière analyse, car tout est bien qui finit bien. Fabienne, une toute jeune fille, presque une enfant,-— Fabienne croit haïr de toute son âme le jeune prince Henri de La Roche Targé ; cette haine, elle le saura plus tard, c’est un amour qui s’ignore, et si l’aversion de l’enfànt ; se déclaré avec une si âpre verdeur, c’est que le prince aime la mère de Fabienne, la comtesse Amélie, une veuve jeune encore, belle, brillante, avide de plaisirs, et de triomphes. Marivaux a inventé ces situations subtiles où l’amour suit son chemin et marche à son but malgré tous les obstacles, en dépit de tous les empêchemens, qu’ils tiennent des circonstances