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loin d’être édifié à cet égard, je crois que l’écrivain dont.il s’agit se méprend absolument sur le sens du mot idée. De quelles idées parle-t-il ici ? les idées sont de bien des sortes. De même que, dans la philosophie pure, le psychologue distingue les idées selon leur nature, leur qualité, leur compréhension, de même aussi, dans l’ordre littéraire, il y a des classes d’idées qui ne se ressemblent en aucune façon. L’idée du poète qui conçoit un drame n’a rien de commun, par exemple, avec l’idée du publiciste qui propose un système. L’idée du publiciste, vraie ou fausse, utile ou funeste, n’a besoin que d’être nettement formulée pour être mise en, lumière ; la discussion ou la pratique la juge ensuite pour ce qu’elle vaut. Entre l’idée du poète et sa réalisation sur la scène, je ne dirai pas qu’il y a la conception des détails, l’intuition des péripéties, la vue de l’ensemble, cet arrangement souverain qu’on appelle l’art, non, je dirai bien plus : l’idée dramatique est tout cela. Je puis avoir le désir de faire un drame sur tel sujet, une comédie sur tel autre ; si ce drame ne naît pas en moi armée de toutes pièces, si cette comédie ne vit pas dans ma pensée avant que ma réflexion la féconde, la développe, en combine toutes les parties, l’idée dramatique me manque. Tel est précisément le cas de l’auteur des Deux Sœurs, avec cette différence toutefois que, n’ayant point d’idées dramatiques et ne paraissant pas même savoir ce qu’est en réalité une idée de ce genre, il est persuadé que son portefeuille en est rempli.

Mme de Puybrun, pendant un séjour à Vichy en compagnie de sa sœur, n’a pu résister aux séductions de M. le duc de Beaulieu, et leur folle aventure est devenue le scandale de la ville. M. de Puybrun a tout su ; il accourt de Paris, il provoque le duc, et, comme le duc refuse de se battre il le tue d’un coup de pistolet au cœur, puis se fait sauter la cervelle. On peut lire ces choses-là dans les journaux sous la rubrique des crimes et délits ; on peut voir à la cour d’assises des histoires toutes semblables. Ce sont des faits, rien de plus. Que faut-il pour en tirer un drame digne de la scène ? Il faut que la pensée, l’étude des caractères, la peinture des passions, le tableau de la vie humaine et de ses combats transforment la matière brute. Voilà le bloc informe, l’esprit d’un poète peut en faire jaillir un groupe vivant. Est-ce là ce qu’a fait l’auteur ? est-ce là seulement ce qu’il a tenté ? Pas le moins du monde. Il porte l’événement sur le théâtre, sans le préparer, sans le justifier, sans y intéresser le spectateur. Affirmer que l’adultère crée aux complices une situation inextricable, c’est une thèse excellente en vérité ; la poésie dramatique réclame autre chose. Que le moraliste, que le prédicateur cite des exemples, raconte des histoires, évoque des souvenirs sanglans pour prouver à quelles bassesses ou à quelles catastrophes on peut être conduit par la violation de la foi conjugale, sa tâche l’y convie, naturellement, et la, raison éloquente peut se contenter de pareils récits ; le poète, encore une fois, s’il veut mériter ce titre, nous doit la reproduction vivante et saignante des passions