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monde. Il va reprendre sa course et porter au loin ses messages, quand la déesse aperçoit le présent dont il est chargé pour l’une des protégées de Jupiter. « Qu’est cela ? Le beau fruit !! Tu l’appelles une pomme ? Oh ! les belles couleurs ! la mine appétissante ! » Et voilà le désir qui s’éveille dans l’âme de la belle ennuyée. « Laisse-moi la voir, la toucher ! » C’est à Mercure maintenant de repousser les câlineries de la déesse. Il ne tarde pas toutefois à s’humaniser. Une de ses missions olympiennes, l’appelle aux environs ; il part, il va revenir ; il confie la pomme à Vénus pendant ce court intervalle, et Vénus, elle l’a juré par le Styx, la lui rendra intacte. Restée seule, la déesse ne peut se lasser d’admirer le fruit défendu ; elle le prend, elle l’éloigne, car son serment l’effraie, elle le reprend encore, elle le presse sur ses lèvres, elle finit par le croquer à belles dents… Mais que vais-je raconter ces enfantillages ? La pièce est courte, et cependant elle paraît longue, tant il y a de subtilités, de mièvreries, de marivaudage, dans cette conversation alambiquée. Jusqu’au moment où la déesse croque la pomme, l’action, bien que puérile, conserve encore une certaine logique ; la seconde partie, où la pensée devait se dégager, est à peu près inintelligible. Je ne reproche pas à l’ingénieux écrivain d’avoir mêlé tous les tons, d’avoir donné à ses dieux le langage des modernes, d’avoir mis dans la bouche de Mercure une citation de Shakspeare, d’avoir fait tenir à Vénus des raisonnemens comme celui-ci :

…. Mercure
Est dieu, par conséquent homme, par conséquent
Imbécile….


Shakspeare et Goethe ont donné les premiers exemples de ces fantaisies où l’antique et le moderne sont mêlés avec une souveraine liberté ; je dirai seulement à M. de Banville qu’il a été bien imprudent d’évoquer de tels souvenirs. Quand les maîtres s’accordent ces franchises, on dirait qu’ils habitent les régions mêmes de l’idéal, et que du haut de ces sphères sereines les choses les plus opposées se confondent à leurs yeux dans un même rayon de lumière. Charmans anachronismes commis en souriant et qui d’ailleurs toujours leur servent à exprimer un sentiment ou une idée. Le sentiment ici est vague, et l’idée se cherche elle-même. Il faut un sens à tout symbole, le sens attendu, le sens annoncé fait trop visiblement défaut dans la Pomme de M, de Banville.

Passer de ce symbole élégamment versifié au drame informe des Deux Sœurs, c’est véritablement aller d’un pôle à l’autre. L’auteur de la Pomme se soucie fort peu des idées, l’auteur des Deux Sœurs se croit en mesure d’en fournir à qui en veut. « J’ai l’idée, ― dit-il en sa préface avec une modestie particulière, ― j’ai l’idée, il me manque l’art. » On verra tout à l’heure combien la seconde, partie de cette déclaration est incontestable ; on souhaiterait pour l’auteur que la première fût également vraie. Bien