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pour vivre, d’avoir fait de leur plume un gagne-pain ? Comment un poète qui est en même temps un gentleman ne s’abstenait-il pas de porter la querelle sur ce terrain, et ne voyait-il pas que les imputations avilissantes dont il accable ses antagonistes ricochent sur lui, qui accepte la lutte avec eux ? Ici nous touchons à un trait distinctif de la hiérarchie sociale admise chez nos voisins, et qui s’accuse nettement jusqu’au sein de ce que nos aïeux les plus monarchiques appelaient la « république » des lettres. Un impérieux préjugé s’élève contre quiconque, n’ayant pas ses brevets de scholar et n’offrant pas toutes les garanties universitaires, prétend se mêler d’écrire, à plus forte raison de régenter ceux qui écrivent. Un autre préjugé, non moins impérieux, jette dans un certain discrédit, — contrairement aux idées reçues en toute autre matière, — le travail régulier de l’homme qui voue son existence à la littérature envisagée comme profession. Par une inconséquence flagrante, il est complètement admis que le prêtre doit vivre de l’autel, et on conteste à l’écrivain, même alors qu’il n’a pas d’autres ressources, le bénéfice qu’il tire du produit de ses ouvrages. Contester, c’est trop dire : ce bénéfice est reconnu légitime ; mais il déclasse, il diminue l’homme assez maltraité par le sort pour que son existence matérielle en dépende absolument. Ce n’est plus un gentleman, c’est un tradesman à qui, s’il s’émancipe, un bel esprit de salons, un poète bien né, bien renté, pourvu de belles relations et de loisirs indépendans, jettera fort bas la qualification de « valet » ou de « roquet, » d’« oiseau de mansarde, » voire de « manant » et de « drôle » au besoin[1]. N’est-ce pas, nous le demandons, outrer singulièrement le privilège aristocratique, et si Cambridge, Eton, Oxford, ne forment pas à de meilleures façons les nourrissons d’élite qu’on leur confie, doit-on se targuer tellement d’y avoir passé ?

Merveille d’inconséquence ! le poète recueille ensuite con amore les hommages que la presse lui a rendus, les éloges que son mérite a reçus d’elle. De qui, émanent ces jugemens favorables ? D’écrivains évidemment placés dans les mêmes conditions que ceux dont il croit avoir à se plaindre. Si ces derniers sont aussi méprisables qu’il le proclame, comment l’opinion favorable des autres peut-elle avoir quelque prix à ses yeux ? Ou bien, renversons les termes de la proposition, s’il se reconnaît justiciable des premiers, comment admettre qu’il ait à récuser les seconds, et que ceux-ci soient vraiment les misérables parasites dont il peint en des termes si durs les rapports avec le monde élégant ?

  1. « Flog these whelping garret hounds… Uncloak these knaves… Turn on these whelps… Ye, varlets, do ye hear ?… » Tout ceci en trois pages (10, 11, 12). Encore une addition aux Amenities of Literature du vieux Disraeli.