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milles au-dessus de Saint-Louis. Les collines sont arrondies et douces, quelquefois barrant le chemin à la rivière, qui se détourne et s’ouvre un passage entre les rochers. La végétation est d’une richesse et d’une beauté merveilleuses. La tranche des îles coupée par le courant montre dans les eaux basses vingt pieds au moins de terre végétale. Les cultures sont rares ; quelquefois, en traversant cet archipel infini, on entrevoit sous la feuillée une cabane dont les habitans solitaires paraissent oubliés sur leur petit continent sauvage. Depuis la guerre civile, la colonisation recule plutôt qu’elle n’avance au Missouri. Il y a des établissemens florissans naguère que les habitans, chassés dans les villes, ont été forcés de rendre aux broussailles et aux déserts.

Nous avons vu hier soir une nuée de pélicans. On les aperçoit au loin, flottant par milliers sur la rivière, comme les flocons d’une neige blanche. Un soldat désœuvré leur tira des coups de pistolet. Ils s’envolèrent comme un tourbillon de neige soulevé par un ouragan. Au même instant, le navire fait un violent soubresaut, puis on entend un grincement aigu, comme si quelque rocher en labourait la coque. Le master, une lanterne à la main, se précipite dans la cale : nous avions touché, heureusement sans dommage, un de ces troncs d’arbres cachés sous le fleuve qui sont, dans les eaux basses, le danger de cette navigation. Enfin nous longions ce matin les deux rangées de bateaux à vapeur immenses qui bordent les quais de Saint-Louis sur un espace d’une ou deux lieues. Ils sont si grands que celui qui nous porte passe à leur ombre comme un pygmée. On me dit qu’il y en avait vingt fois plus avant la guerre. Le fangeux Missouri a jauni les eaux noires du fleuve. Une troupe de matelots nègres assis à l’avant du bateau, les pieds pendans dans la rivière, chantent en chœur un refrain singulier, sans doute un souvenir du pays de leur race. Cette mélopée n’a plus de paroles, et se dit sur des sons inarticulés. Un soliste commence d’une voix lente et grêle une sorte de récitatif sauvage, puis tous répondent en chœur et achèvent le motif comme le verset d’un chant religieux. Cette musique primitive et monotone n’est pas sans charme.

13 septembre.

J’ai rencontré sur le bateau à vapeur, en venant de Saint-Paul, un jeune homme, voyageur comme moi et de passage seulement à Saint-Louis. C’est le fils d’un fermier de l’Ohio, ayant lui-même manié la charrue, puis fait ses études, pris ses degrés, travaillant aujourd’hui pour devenir lawyer et passer peut-être ensuite à la vie politique, car le barreau, en Amérique comme chez nous, est la pépinière des hommes politiques, et l’étude de la loi est le chemin le plus honorable ouvert aux rising men pour parvenir au gouver-