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sur les eaux blanches, et l’on glisse légèrement, poussé par une force invisible, dans la mystérieuse profondeur de la nuit.

Nous débarquâmes le soir à Fort-Madison, où commencent de nouveaux rapides qui descendent jusqu’à Kéokuk. Nous prîmes le chemin de fer qui nous déposa au point du jour au pied du steamer Œil-de-Faucon, qui offrait le spectacle le plus animé. Un équipage d’une centaine de nègres plus ou moins vêtus de haillons pittoresques y roulait des montagnes de marchandises entassées sur le port.

C’est un peu au-dessus de Kéokuk que se trouvent les ruines de l’ancienne cité de Nauvoo, les seules peut-être qu’on rencontre sur une terre où tout semble inattendu. Nauvoo fut le premier établissement de cette curieuse société des mormons que le gouvernement des États-Unis a rejetée au-delà des Montagnes-Rocheuses, où l’immigration américaine menace encore une fois de la déborder. On y voit les restes d’un temple immense que tous les efforts des nouveaux habitans n’ont pu détruire, et où les gens du voisinage viennent chercher des matériaux, comme autrefois les Romains au Colisée ou au palais des césars. On dit que dans leur nouvelle et florissante cité du Lac-Salé les mormons ont élevé un autre de ces monumens babyloniens et impérissables, qui font un étrange contraste avec les œuvres éphémères de la civilisation américaine. N’est-ce pas un fait remarquable que toutes les théocraties aient exécuté de ces colossales entreprises qui conservent leur souvenir longtemps après qu’elles ont disparu ? Rien de plus bizarre et de plus indéfinissable que la constitution de la société mormonne. Mélange de judaïsme et de mahométisme, de barbarie singulière et d’extrême civilisation, d’oligarchie religieuse et de démocratie industrielle, c’est une espèce de Venise théocratique où le sénat des prophètes écrase les fidèles sous un despotisme de fer. Avec l’unité d’efforts et la discipline qu’impose la tyrannie, ces sectaires ont l’énergie, l’initiative, l’esprit de labeur et d’activité qui sont ailleurs l’apanage de la liberté. Ce sont encore des voisins redoutables pour la population qui envahit chaque année les territoires de l’ouest, et qui finira par les combler. En attendant, le gouvernement des États-Unis les ménage. Quand le congrès leur envoya pour la première fois un gouverneur comme aux territoires de l’Union, ils le chassèrent ignominieusement. Pour conserver au moins sa suprématie nominale, il fallut que le cabinet de Washington donnât précisément le titre de gouverneur à leur chef politique et religieux, le prophète Brigham Young. Aujourd’hui encore on les flatte, craignant qu’ils ne prennent parti pour les états du sud. Un jour pourtant doit venir où, pressés par les populations nouvelles, les mormons auront à livrer une lutte sanglante pour la possession du sol.