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eux quelque chose de la naïveté grossière du sauvage qui fait sérieusement les plus ridicules et les plus grotesques contorsions…

Du Mississipi, 11 septembre.

Il n’y a pas de pays où l’on voyage plus lentement. Pensez que j’ai quitté Saint-Paul le 2 septembre, et que je ne suis pas encore arrivé à Saint-Louis. Voici, depuis Rock-Island, notre troisième jour de navigation. A chaque station, l’on embarque quelque marchandise nouvelle, tonneaux de tabac, tonneaux de farine, meubles, poêles de fonte, balles de chiffons, bottes de foin, pommes de terre, et les passagers s’impatientent en vain. Sans cesse on échoue sur les bas-fonds où le bateau traîne en grinçant. Avant-hier, dans un petit port de l’Illinois, le vent nous poussa sur le rivage, et nous nous trouvâmes si bien engravés que notre arrière était à sec, et que nos roues battaient la plage. Il fallut, avec un gros câble, attacher l’avant du bateau à la rive, puis reculer à toute vapeur : les pilotis du port furent déracinés, mais l’arrière se dégagea, et les roues furent remises à flot.

Les côtes sont insignifiantes ; elles s’abaissent tout le jour : bientôt on n’aperçoit plus ombre de colline ; on ne voit que le fleuve, la forêt, et le ciel largement ouvert à l’horizon. C’est bien le grand Mississipi, coulant sur son immense plaine, au sein de la riche végétation nourrie du limon de ses eaux, parmi des milliers d’îles qu’il entoure de ses bras sinueux. Il se déploie sur une si vaste étendue que ses rives aussi semblent des îles, et qu’on se figure voguer dans une contrée noyée dont les crêtes seules dominent. Lorsqu’on longe une des rives sous l’ombre des hautes futaies d’ormes, d’érables, de tulipiers et de chênes, où se mêlent par intervalles les ramées bleuâtres des aunes et les blanches touffes du cotonnier sauvage, la lisière des forêts semble naine à l’autre bord. Des volées d’oiseaux aquatiques rasent le fleuve ; des oiseaux de proie solitaires planent au ciel. Les tortues d’eau qui se chauffent au soleil dressent partout leurs petites têtes noires sur les troncs à demi submergés de la plage, et plongent brusquement à notre approche. La soirée est lumineuse et sereine ; au pied des forêts obscures, l’eau se colore d’un lilas sombre où brillent des flammèches d’or. Le soleil laisse au couchant une flamboyante auréole, puis une rougeur douce et tendre qui expire dans l’azur pâle. Une cigogne attardée regagne son gîte en traînant à fleur d’eau son long vol silencieux ; puis un bruissement immense, assourdissant, remplit l’espace : c’est le concert nocturne des milliers de sauterelles qui peuplent chaque broussaille, chaque brin d’herbe de la forêt. Cependant les étoiles timides commencent à se mirer