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un corps de troupes comme un ours ou un chevreuil ; puis, au signal donné, ils se précipitent avec des cris frénétiques, avec une fureur qui les réduit à l’impuissance, — jusqu’à ce que la panique les prenne et qu’ils détalent comme des lièvres. — Les Indiens, me disait un jeune homme qui leur a fait la guerre, si bons tireurs à la chasse lorsqu’ils sont de sang-froid, ne nous tuent en bataille qu’un homme contre dix. — Pas un de leurs coups ne porte, et avec beaucoup de courage, beaucoup de force, beaucoup d’adresse, ils ne peuvent rien contre des ennemis dix fois moins nombreux qu’eux-mêmes.

Ainsi va s’anéantissant la race indienne. Il y a vingt-cinq ans, on voyait en Géorgie un peuple indien cultivateur ; la tribu était nombreuse, riche, honnête, de mœurs douces et hospitalières ; elle respectait ses voisins, observait les traités, se soumettait aux lois : l’état de Géorgie s’empara de ses terres. Près du Mississipi, les Creeks et les Cherokees avaient fondé des colonies agricoles florissantes ; ils avaient des routes, des métiers et jusqu’à des journaux ; leur territoire était sous la garantie solennelle du gouvernement fédéral. Ils furent néanmoins dépossédés malgré la protection impuissante du président des États-Unis. Bêtes et hommes sauvages, l’Américain pousse tout devant lui, et finira par tout détruire. Tous les moyens lui sont bons pour satisfaire sa rapacité. Bien loin de civiliser les tribus sauvages, il les rejette systématiquement dans la barbarie ; ses cruautés sont calculées et savantes, ses bienfaits mêmes sont perfides. C’est en vain que le gouvernement oppose à cette abominable politique une résistance timide, qu’il nomme des commissions, qu’il organise des enquêtes, qu’il morigène les états, qu’il destitue les fonctionnaires coupables. Ainsi le veut la force des choses, qui pousse la race blanche à la conquête du continent d’Amérique. La civilisation moderne est impitoyable à qui la gêne. En dehors du cercle où elle règne, elle n’a plus ni foi, ni humanité, ni justice[1].

Les journaux continuent leur sabbat ; c’est chose curieuse que leur polémique, feu roulant de calomnies et d’injures. La politique n’est dans aucun pays semée de roses, mais nulle part elle

  1. A l’époque même où j’écrivais ces lignes, il fut commis dans le territoire de Colorado un acte de barbarie qui jette une triste lumière sur les procédés habituels de la race conquérante. La tribu des Cheyennes, qui toujours s’était montrée une alliée fidèle, fit savoir au major Nynkoop, en garnison à Fort-Lyon avec un détachement du 3e régiment des volontaires de Colorado, qu’elle désirait lui remettre quelques prisonniers blancs qu’elle avait rachetés des autres tribus. On reçut les prisonniers, mais les Indiens furent retenus avec eux. On les envoya dans un lieu nommé Sand-Creek, où on leur dit d’attendre les ordres du major Anthony, qui avait succédé au major Nynkoop. Une nuit, le colonel Chivington et le major Anthony, avec huit cents hommes, surprirent le camp des Indiens. Le chef courut à eux avec un drapeau blanc, mais le massacre avait déjà commencé. Hommes, femmes et enfans furent égorgés indistinctement. « Les soldats, dit la commission d’enquête nommée par la chambre des représentans, ne se contentaient pas de tuer ; ils se livraient à plaisir aux actes de la plus révoltante barbarie… Les officiers ne firent rien pour les retenir… L’œuvre, de sang dura deux heures. » La commission demanda la destitution immédiate de tous les officiers qui avaient pris part au massacre et « déshonoré le gouvernement qui les employait. » Ce n’était pas assez : il aurait fallu faire un exemple.