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prématie industrielle des états de l’est. Les colonies de l’extrême ouest ne sont que des avant-postes et des comptoirs ; toute leur richesse est dans les matières premières : elles ne fabriquent pas ce qu’elles consomment, ne consomment pas ce qu’elles produisent, et ne vivent que par un continuel échange. Ce sont les rameaux verts de la grande souche américaine, qui mourraient séparés du tronc où ils puisent la sève et la vie. C’est pourquoi il est insensé de croire à la division prochaine des états de l’ouest et des états du nord. Le sud, appauvri par l’esclavage, a rompu avec le nord comme un débiteur obéré qui fait banqueroute ; mais l’ouest est le grand chantier d’où le nord tire sa richesse, le nord la maison de banque où l’ouest puise son crédit. Formé à l’image du nord, l’ouest lui emprunte chaque jour ses institutions, ses hommes, ses capitaux. Leurs intérêts sont inséparables ; l’un ne peut pas plus prospérer sans l’autre que la mine qui exploite les métaux sans l’usine qui les élabore.

Vous serez étonné d’apprendre que ce pays est plein de Français. L’ancienne colonie a laissé ici un petit noyau suffisant pour attirer des recrues. Quelques-uns viennent de la mère-patrie, la plupart ont émigré du Canada par les grands lacs. Les matelots du bord parlent français. Quand je ne les aurais pas reconnus à leur langage, leurs plaisanteries, leurs danses, leur gaîté invincible à la fatigue, me les auraient désignés. D’ailleurs tous les anciens noms de la vallée du Mississipi portent la trace de cette origine. On trouve dans le Minnesota Saint-Cloud, Saint-Paul, Saint-Antoine, Sainte-Croix, le lac Pépin, plus bas, dans le Wisconsin, La Crosse, Trempeleau, Prairie du Chien, et tant d’autres. Ces lieux, qui sont devenus des villes, n’étaient au temps de la domination française que des postes militaires ou des comptoirs isolés, le bassin des deux fleuves comptait à peine quelques milliers de colons ; mais le nom français y reste attaché comme un indestructible souvenir.

Je vous écris sur le pont, où je me suis réfugié pour être plus libre, où du moins je n’ai d’autres ennemis que le vent, la poussière et les flammèches de la machine. Nous sommes précisément au passage le plus joli de la route. Le soleil, après avoir tardé derrière les montagnes et comme hésité à paraître, s’est enfin décidé. Il inonde tout de lumière, le fleuve, les forêts et les îles ; mais adieu les grandes ombres bleues du matin, si fraîches, si pures, si veloutées ! Un manteau uniforme de vapeur grise, costume habituel de la campagne américaine, a déjà tout voilé.

Dubuque, 6 septembre.

Je vous ai quitté l’autre jour entre le lac Pépin et La Crosse, après une nuit passée dans une cabine grande comme la main avec cinq