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Gustave III allait donc enfin l’accomplir, ce voyage de Paris tant rêvé ! Ce voyage, à vrai dire, était pour les souverains du XVIIIe siècle comme un pèlerinage philosophique et moral intéressant leur bonne renommée. Comme jadis Solon et Pythagore, avant de réformer les lois d’Athènes et la Grande-Grèce, avaient visité les nations et les cours étrangères, comme Pierre le Grand naguère s’était ouvrier charpentier à Saardam, on pensait au XVIIIe siècle que les rois eux-mêmes devaient voyager pour s’instruire et pour rendre meilleure au retour la condition de leurs sujets. Erudimini, qui judicatis terram, « instruisez-vous, juges de la terre ; » cette parole du psalmiste servait alors d’épigraphe aux relations des voyages de princes. On la tempérait par une citation de Voltaire qu’on voit appliquée au même usage :

Ce sont les souverains
Qui font le caractère et les mœurs des humains.


Les rois en effet, pour condescendre à quelques adages philosophiques, n’en prétendaient pas moins conserver intacte, en pratique aussi bien qu’en théorie, leur puissance suprême, s’arrêtant pour toute concession à ce qu’on appelait l’absolutisme éclairé. Ils comptaient toutefois avec l’opinion quand ils venaient chez nous briguer ses faveurs ; les princes du Nord surtout, qui s’étaient mis à la tête d’un mouvement de réforme législatives, vinrent presque tous à Paris pendant le dernier tiers du siècle, et la France reçut de la sorte successivement les hommages du roi de Danemark Christian VII, du fils de Catherine II, plus tard Paul Ier, et par deux fois de Gustave III lui-même, puis des frères de Marie-Antoinette, — l’archiduc Maximilien, l’empereur Joseph II et le duc de Saxe-Teschen, époux de Marie-Christine, sœur de la reine. Quelque habitués qu’ils fussent à l’honneur de ces visites, les Parisiens n’en firent pas moins à Gustave III un accueil particulier. Il se présentait à eux, on le sait, avec une certaine auréole d’homme d’esprit et de roi philosophe, de protecteur des lettres et des arts. Ce qu’il avait accompli de réformes sociales avait eu du retentissement, et la traduction française du livre de Sheridan sur la révolution suédoise de 1772, publié en Angleterre quelques mois avant son arrivée en France, avait de nouveau présenté sous des couleurs favorables un acte politique pour lequel la philosophie de ce temps-la, offrait d’être indulgente à la condition de trouver son compte dans les conséquences sociales que les peuples en recueilleraient.

Le 7 juin 1784, Gustave III, revenant d’Italie sous le nom de comte de Haga, arrive à Paris avant midi, descend chez le baron