Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de compter et d’être en vue aux yeux de l’Europe le possédait, il se persuadait que le moyen de vaincre ses adversaires intérieurs était de leur opposer l’ascendant d’un grand renom conquis au dehors : faux calcul qui doublait pour lui, en les dispersant, les efforts nécessaires, et qui eût demandé un esprit de suite fort au-dessus de ce que le caractère de Gustave III pouvait donner. Impatient des soins obscurs du gouvernement intérieur, il quitta de nouveau son royaume, pour toute une longue année, dans la nuit du 27 au 28 septembre 1783. Il comptait aller prendre les eaux de Pise pour guérir les suites d’une chute de cheval, visiter l’Italie, comme il convenait à un protecteur des arts, et revoir enfin la France, où il espérait que les circonstances politiques lui permettraient cette fois d’entrer. Sa suite était nombreuse : le baron Charles de Sparre, membre du cabinet suédois, et le secrétaire Franc devaient l’aider dans l’expédition des affaires ; les barons d’Armfelt et de Taube lui serviraient de chambellans ou de pages, bien qu’il dût observer l’incognito sous le nom, de comte de Haga ; enfin le célèbre artiste Sergel, membre de notre académie de sculpture et d’architecture, et les barons d’Adlerbeth et d’Essen, tous deux écrivains distingués, l’assisteraient de leurs lumières spéciales et de leurs conseils dans les visites des musées ou en vue des achats qu’il méditait. Gustave emmenait donc avec lui certains hommes dont les talens déjà connus lui devaient faire honneur, mais aussi quelques jeunes gens légers d’esprit et de mœurs, dont l’influence sur son caractère était déjà redoutée. Voici quel fut, si nous en croyons les correspondances allemandes, le début du voyage. Gustave, depuis longtemps déjà, avait promis à la petite cour de Schwerin sa royale visite. À peine la duchesse de Mecklenbourg apprend-elle son arrivée à Travemünde, qu’elle fait préparer, ignorant par où il lui plaira de passer, deux fêtes en son honneur, l’une dans sa capitale, l’autre dans un château de plaisance nommé Ludwigslust ; mais Gustave III, qui dédaigne fort ces petites cours germaniques, trouve plaisant d’envoyer à Schwerin deux Français faisant partie de sa suite : le page Peyron[1] et un valet de chambre, ancien acteur, nommé Desvouges, qui se donneront pour le comte de Haga et pour son principal ministre. Les deux aventuriers soutinrent leur rôle jusqu’au bout : tous les hommages destinés à leur maître, ils les acceptèrent hardiment ; ils dansèrent avec toutes les dames de la cour mecklenbourgeoise qui leur furent présentées ; même l’effronté Peyron trouva l’une d’elles à son gré et daigna lui demander

  1. Le même qui devait être tué en duel par le comte de La Marck à Paris quelques mois après, pour n’avoir pas suivi les officiers suédois, ses compatriotes, à la guerre d’Amérique.