Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/366

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« 10 avril 1779. Je dois confier à votre majesté que le jeune comte de Fersen a été si bien vu de la reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes. J’avoue que je ne puis pas m’empêcher de croire qu’elle avait du penchant pour lui : j’en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte de Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par sa réserve, et surtout par le parti qu’il a pris d’aller en Amérique. En s’éloignant, il écartait tous les dangers ; mais il fallait évidemment une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La reine ne pouvait pas le quitter des yeux les derniers jours ; en le regardant, ils étaient remplis de larmes. Je supplie votre majesté d’en garder le secret pour elle et pour le sénateur Fersen. ― Lorsqu’on sut le départ du comte, tous les favoris en furent enchantés. La duchesse de Fitz-James lui dit : « Quoi ! monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ? ― Si j’en avais fait une, je ne l’abandonnerais pas, répondit-il ; je pars libre, et malheureusement sans laisser de regrets. » Votre majesté avouera que cette réponse était d’une sagesse et d’une prudence au-dessus de son âge. »


Ceux de nos contemporains qui ont connu M. de Fersen rapportent en effet qu’il était d’une discrétion rare ; ils disent qu’on pouvait bien le faire répondre à une question, à deux peut-être, mais non pas à une troisième, car il entrait aussitôt en défiance de lui-même, sinon des autres, Le duc de Lévis, dans ses Souvenirs, le représente d’une taille haute, d’une figure régulière sans être expressive, d’une conversation peu aminée, de plus de jugement que d’esprit, circonspect avec les hommes, réservé avec les femmes, sérieux sans être triste. « Sa figure et son air convenaient fort bien, ajoute-t-il, à un héros de roman, mais non pas d’un roman français, dont il n’avait ni l’assurance ni l’entrain. »

Son départ, dans les circonstances que nous venons de dire, fit taire les bruits injurieux. Il fallait bien qu’ils n’eussent pas une grande consistance, puisque les dépêches de cette époque en général, et particulièrement celles de Creutz, si vivement intéressé, n’offrent à ce sujet aucune autre médisance. Nous y trouvons au contraire de nouveaux témoignages d’une estime non équivoque prodigués vers le même temps à Fersen. Diverses personnes, voulant le recommander, n’hésitent pas à rappeler auprès de M. de Vergennes et de tous ceux que l’honneur de la reine, et le respect de la cour doivent toucher de quel crédit ce jeune homme a été honoré par Marie-Antoinette et Louis XVI. Le père de Fersen et le comte de Creutz s’adressent à notre ministre des affaires étrangères, Gustave III à Louis XVI, pour obtenir en sa faveur les récompenses de sa bonne conduite en Amérique, où il vient de faire, d’abord comme aide de camp de Rochambeau, la campagne de 1780, puis celles de 1781, 1782 et 1783. Ils n’eussent certainement pas invoqué,