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mais elle déclara que les services éclatans du jeune officier suédois l’avaient naturalisé. Louis XVI, un jour de grande réception, s’approcha de lui et dit à très haute voix : « Il fait bien chaud aujourd’hui, monsieur de Stedingk, mais pas autant qu’à la Grenade ! » Comblé de ces faveurs, Stedingk n’était pas ingrat ; il écrivait à Gustave III des descriptions de la cour vives et charmées ; on jugera, par une de ces lettres, de son ardeur loyale et de la verve d’esprit avec laquelle il savait manier notre langue. Voici comment il racontait au roi de Suède la naissance du premier dauphin, celui qui mourut en 1789. On sait que Marie-Antoinette, après avoir attendu six années sans motif d’espérance, avait mis au monde une fille en 1778. Il s’agissait de savoir si, par les secondes couches de la reine, au mois d’octobre 1781, la succession serait assurée. On verra la part que Stedingk prenait à cette commune émotion, son cri de joie quand on sut qu’on avait un dauphin, et son mauvais compliment, tout involontaire, à Madame, comtesse de Provence, que cette naissance éloignait du trône.


« La reine est accouchée d’un dauphin aujourd’hui (22 octobre) à une heure vingt-cinq minutes après midi… On avertit Mme la duchesse de Polignaç à onze heures et demie. Le roi était au moment de partir pour la chasse avec Monsieur et M. le comte d’Artois. Les carrosses étaient déjà montés, et plusieurs personnes parties. Le roi passa chez la reine ; il la trouva souffrante, quoiqu’elle n’en voulut pas convenir. Sa majesté contre-manda aussitôt la chasse. Les carrosses s’en allèrent. Ce fut le signal pour tout le monde de courir chez la reine, — les dames, la plupart dans le plus grand négligé, les hommes comme on était. Le roi cependant s’était habillé. Les portes des antichambres furent fermées, contre l’usage, pour ne pas embarrasser le service, ce qui a produit un bien infini. J’allai chez la duchesse de Polignac, elle était chez la reine ; mais j’y trouvai Mme la duchesse de Guiche, Mme de Polastron, Mme la comtesse de Grammont la jeune, Mme de Deux-Ponts et M. de Châlons. — Après un cruel quart d’heure, une femme de la reine tout échevelée, tout hors d’elle, entre et nous crie : « Un dauphin ! mais défense d’en parler encore. » Notre joie était trop grande pour être contenue. Nous nous précipitons hors de l’appartement, qui donne dans la salle des gardes de la reine. La première personne que j’y rencontre est Madame, qui courait chez la reine au grand galop. Je lui crie : « Un dauphin, madame ! quel bonheur ! » Ce n’était que l’effet du hasard et de mon excessive joie ; mais cela parut plaisant, et on le raconte de tant de manières que je crains bien que cela ne servira pas à me faire aimer par Madame…

« L’antichambre de la reine était charmante à voir. La joie était au comble, toutes les têtes en étaient tournées. On voyait rire, pleurer alternativement des gens qui ne se connaissaient presque pas. Hommes et femmes sautaient au cou les uns des autres, et les gens les moins attachés à la reine étaient entraînés par la joie générale ; mais ce fut bien autre