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viennent souvent battre le pied des futaies ; mais à présent les branches abandonnées du fleuve ne sont plus que de fraîches clairières où le soleil rit sur des prés émaillés de fleurs. Le tulipier, l’érable à la haute stature, et les blanches saulées, les tamarins jaunis, toute sorte d’arbustes touffus à feuilles légères encombrent la plage et baignent dans l’eau lentement courante. Des troncs renversés gisent sur le rivage ou barrent les bras étroits qui passent entre les îles. Nous naviguions parmi tout cela, à droite, à gauche, suivant la profondeur des eaux, tantôt rasant la plage et froissant les rameaux verts qui pendaient sur la rivière, tantôt brisant sous notre poids les souches renversées devant nous. Quelquefois un village s’élevait sur la rive, un embryon de ville, avec des clochers, des maisons blanches, de grandes enseignes et des omnibus, quelquefois un petit hameau agricole, blotti à l’ombre de la forêt, parmi des champs de maïs en fleur, — ou bien une maisonnette solitaire, nichée dans un pli de la montagne, comme un nid dans un sillon. Le paysage, tantôt plus doux, tantôt plus sévère, s’étendait ainsi à perte de vue, couronné à l’horizon de cimes bleues et lointaines, et je ne me lassais pas de l’admirer.

Nous passons devant Wenona, la seconde ville du Minnesota et la rivale de Saint-Paul, puis devant Trempeleau, La Grange, noms français qui ne sont plus que des souvenirs. Vers le soir, un autre steamer plus petit vient à notre rencontre, et voilà qu’il faut déménager. Les eaux basses ne nous permettaient pas de rester sur le même navire. Petit, sale, incommode, l’autre bateau n’était pas fait pour contenir quatre cents personnes. La charge trop lourde fut mise en partie sur un bac que nous traînions à nos côtés, et où dans les mauvais pas on faisait descendre aussi les passagers. A l’heure des repas, on se pressait dans la cabine ; on apercevait au fond les ladies avec leurs élus, assises en cercle comme dans un sanctuaire. L’humble foule des hommes seuls se tenait tête nue à l’autre bout, sans oser s’approcher des tables. Enfin, quand il plaisait aux crasseuses déesses de prendre place, un nègre nous faisait signe, et nous nous entassions au bas bout, obligés d’attendre trois ou quatre fournées avant d’attraper un morceau de beefsteak pourri ou de jambon dur comme du bois. Les Américains se soumettent à ces désagrémens avec une patience exemplaire. Est-ce une raison pour admirer leur politesse ? Je vois toute autre chose dans cette réserve tyrannique qu’ils s’imposent à l’égard des femmes. Les sociétés de tempérance, qui prescrivent l’abstention absolue des liqueurs fortes, sont moins une preuve de sobriété que d’ivrognerie. En général, on n’adopte ces lois rigoureuses que par crainte d’un excès contraire.