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Je m’enfuis épouvanté. Tentons l’entrée du wagon des dames ; ces ladies n’étaient pas irréprochables, et leurs cavaliers ne valaient guère mieux que les célibataires. C’était pourtant une grande faveur que d’y être admis, puisque je n’en fus pas jugé digne. Le conducteur, qui se tenait à la porte, me repoussa grossièrement d’un coup de coude dans l’estomac. Je perdis patience ; ce gentleman le prit sur un ton hautain, narguant ma délicatesse. J’allai m’asseoir sur les marches du wagon, à la porte du cloaque.

Le clair de lune était radieux, la campagne, humide encore, enveloppée d’ombre, avait une douce et délicieuse fraîcheur. Les petites flaques d’eau laissées par la pluie brillaient au milieu des herbes comme les morceaux d’un miroir brisé. Je m’accommodai comme je pus sur l’étroite terrasse, et moitié rêvant, moitié assoupi, je regardais fuir à toute vitesse tantôt la rivière encaissée dont nous suivions les détours, tantôt l’étendue mystérieuse de la bruyère qui couvrait la plaine, tantôt les grandes forêts sombres où çà et là un rayon de lune glissait sur une mare immobile, scintillait sur les cailloux humides d’un ruisseau écarté. Même là, en plein air, sous le vent qui me fouettait la figure, je sentais venir de la porte ouverte une effluve fétide, quelque chose comme le courant d’air chaud d’un calorifère empesté.

Le jour levant nous montra une belle rivière, enfoncée parmi les saules, dans une coupure profonde ; au fond, un joli village rangé sur la côte : c’était déjà Rock-River, un des affluens du Mississipi. Je m’aperçus alors que mon ennemi n’était que garde-frein. Le conducteur au contraire, avec un air de supériorité protectrice, m’interrogea, me tapa sur l’épaule, enfin me dit de le suivre au wagon des dames. La société n’y était pas bien choisie ; en toute autre occasion, j’aurais redouté le contact des maritornes auprès de qui j’avais l’honneur de m’asseoir. Par malheur, une femme entre et jette le dévolu sur mon siège : elle s’arrête sans mot dire, mon voisin me touche le coude ; je me lève, et elle s’asseoit sans dire merci. Voilà les bonnes habitudes des femmes américaines ! la première venue vous dépouille avec cet air d’insolence hautaine que donne l’exercice d’un privilège incontestée Je ne suis certes pas l’ennemi de la politesse, surtout envers les femmes ; mais j’aime que mes concessions soient volontaires.

Il faisait grand jour. J’allai me tenir debout à la porte du wagon des rustres, où toutes les places étaient prises et au-delà. Tout en respirant l’air du dehors, j’observais les cinquante ou soixante figures qui me faisaient face : elles étaient toutes fort laides, grossières, préoccupées, maussades, mais point méchantes et presque bonasses. C’était du reste un fouillis de crinières incultes, de haillons, de vi-