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brusque adieu. Nous fuyons ensuite ; la terre s’efface, le soleil se couche rouge et aplati comme un morceau de fer brûlant sous le marteau du forgeron ; la lune de l’autre côté se lève pâle et transparente. Le soir, aurore boréale, spectacle ordinaire en ces climats. Le lendemain, réveil en face de la superbe coulée basaltique de Thunder’s Cape. Une heure après, nous étions devant Fort-William.

Thunder’s Cape, ou le Cap du Tonnerre, s’avance fièrement au large comme la ruine d’un bastion colossal de douze cents pieds. Des forêts pendent de droite et de gauche sur ses flancs éboulés ; mais son front noir et dénudé tranche durement sur le ciel, comme un vieux château féodal se dressant du sein de la verdure qui a envahi ses ruines. Quand on passe devant le promontoire, la grosse tour isolée surgit avec une imposante grandeur : vue de profil, elle semble la dernière pile d’un môle immense et inachevé. Le ciel était en harmonie avec cette nature sauvage : de gros nuages violemment éclairés, des taches brutales d’ombre et de lumière rehaussaient ce tableau sombre, qui me rappelait les côtes d’Ecosse.

Laissant à gauche l’Ile-Royale et les îlots que prolonge au loin la coulée, nous jetons l’ancre en face d’une terre déserte. On m’avait dépeint Fort-William comme un établissement prospère, animé, une sorte de ville en herbe. Les journaux, en annonçant l’excursion de l’Algoma, avaient promis une réunion générale, une danse de guerre des tribus sauvages, et je ne voyais à l’horizon que des montagnes bleuâtres, sur le rivage qu’une forêt sans limites. Enfin j’aperçus l’embouchure d’une rivière, sur l’un de ses bords quelques huttes, quelques baraques : c’est Fort-William. — Un drapeau anglais flottant au bout d’un mât, une clôture de pieux, voilà la forteresse ; — une jetée de bois, des canots d’écorce dispersés sur la plage, une ou deux barques ruinées, voilà le port. Ce rendez-vous de la civilisation et de la barbarie n’a rien qui doive donner aux indigènes une grande idée de leurs conquérans. Plus loin, au-delà du tournant de la rivière, derrière les bois de mélèzes et au pied de la montagne carrée qui ferme de ce côté la vue, il y a une mission de jésuites. Deux missionnaires y sont venus de France, où ils ne retourneront jamais. Les missionnaires renoncent à tout, même à leur langue, qu’ils remplacent par l’idiome des Chippewas : héros inconnus dont le dévouement est d’autant plus sublime que le souvenir doit en demeurer avec eux-mêmes enseveli dans ces déserts !

Je descends à terre avec mes joyeux compagnons, qui chantent à tue-tête et apostrophent les pauvres Indiens ou métis qui viennent au-devant de nous. Déjà les canots nous entourent, nous apportant du poisson, des coquillages, des paniers de jonc. Ces jolies embar-