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Sur le Lac-Supérieur, 16 août.

Je n’ai pas débarqué à Fort-William, comme je l’avais projeté, et me voilà, en dépit de tous mes plans, en route une seconde fois pour Sault-Sainte-Marie. On m’avait trompé en m’annonçant que les communications étaient faciles de Fort-William à la côte américaine. Fort-William est un lieu perdu, le dernier poste occupé sur la côte nord par la compagnie de la baie d’Hudson, propriétaire de tous ces rivages. De là au fond du lac où les Américains ont bâti Superior-City, il y a 200 milles le long d’une côte abrupte et battue par les tempêtes. Par terre, ni routes praticables ni même sentiers battus ! il faut s’ouvrir un chemin dans les forêts la hache à la main, camper la nuit, emporter ses provisions, avec le danger de s’égarer ou d’être dépouillé par les Indiens qu’on a pris pour guides. Par eau, si le temps est calme, c’est un voyage de cinq jours en canot, avec deux Indiens, abordant chaque soir au rivage, traînant le canot à l’abri des vagues, arrêtés quelquefois par des ouragans qui durent des semaines entières.

Quels déserts que ces contrées ! Sur une longueur de trois cent cinquante à quatre cents milles, suivant la côte nord du grand lac, nous n’avons eu que deux fois à déposer des lettres. La première de ces stations postales était un large golfe encadré de montagnes grandioses, et fermé au fond par une plage couverte de l’éternelle forêt de sapins. J’ai promené partout mes yeux, et je n’ai vu que le sable blanc des grèves, le tapis velouté des forêts, l’écume argentée des brisans sur les falaises : pas un signe d’habitation humaine ! Enfin, au bruit du sifflet, deux barques, montées d’Indo-Français et de rudes Européens devenus plus sauvages encore, ont doublé un promontoire et nous ont abordés. On échangea les lettres, les nouvelles ; on causa quelques minutes, puis nous nous remîmes en route, tandis que les deux barques s’éloignaient en chantant. Où retournaient-elles ? Je ne sais pas. On dit seulement qu’il y a là, dans un coin perdu dans le désert, un poste de la compagnie d’Hudson.

La seconde fois, c’était à notre gauche, sur le bord de la grande île de Michipicoten. Je regardais avec plaisir la gracieuse succession des promontoires qui allongeaient leurs bras caressans dans la mer. L’île est montagneuse, boisée, rougie çà et là par la flamme. Une fine vapeur bleue, reste d’un récent incendie, l’entourait à mi-côte d’une légère ceinture de gaze. Tout à coup le même sifflet rauque nous déchire les oreilles. A quoi bon dans cette solitude ? J’aperçois quelques cabanes éparses sur le rivage, un point noir mouvant qui s’avance vers nous : même échange rapide, même