Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délègue un agent diplomatique aux tribus indiennes, A Otawa, la question a été vite résolue : j’étais un lord français qui voyageait pour chasser le spleen ; mais à Collingwood on n’a pas l’imagination si haut placée. Après bien des hésitations, on a déclaré que j’étais un dentiste. Le sac que je porte en bandoulière, ma trousse de cuir, mes bouteilles de buis, et surtout la forme de mon couteau, qui est fort admirée, tout rendait la chose évidente. Tout à l’heure le fils de l’aubergiste, un bambin fort gentil de sept ou huit ans, ne contenant plus sa curiosité, s’approche de moi, et en véritable enfant terrible me fait la question à brûle-pourpoint. Vous jugez combien j’en ai ri. Le petit a paru tout désappointé, Voilà encore les esprits en travail ; je m’en aperçois aux regards inquisiteurs et incertains. Plusieurs des curieux seront mes compagnons de voyage ; je m’amuserai à les faire trimer quelques jours. O inconstance des choses humaines ! hier prince ou peu s’en faut, abordé chapeau bas et salué presque du nom de mylord, — aujourd’hui arracheur de dents. Puisque je vais casser des mâchoires sauvages, je vous en promets des échantillons.

Lac Huron, à bord de l’Algoma, 12 août.

Journée triste et monotone. Nous naviguons dans une vapeur épaisse qui ne nous a pas laissé voir la côte ; nous ne l’avons aperçue qu’en la touchant. Le soleil jaunit dans ces blanches ténèbres comme dans un brouillard d’hiver. La navigation des grands lacs, par cette atmosphère voilée, ressemble à celle de la mer. On y cherche son chemin à tâtons, on consulte la boussole, on marche à petits pas comme sur les bancs de Terre-Neuve, sondant la profondeur à tout instant. Ce matin, nous croyions à peine avoir passé Cabot’s-Head, quand nous voyons en face de nous, à cent ou deux cents mètres à peine, surgir la forme vaporeuse d’une terre, d’abord une ombre pâle, presque invisible, puis les contours des arbres, des rochers, la silhouette des collines : c’était une île sur laquelle nous marchions sans le savoir. On s’arrête, on vire de bord, et nous naviguons au milieu de l’archipel dispersé à l’extrémité nord-ouest du lac Huron. On dit que par un temps clair ce passage est ravissant. Le lac s’entoure de ce côté d’une ceinture d’îles vertes ; la côte apparaît au loin dans les intervalles. Je vous en parle par ouï-dire, car je n’ai moi-même qu’entrevu les plus prochaines comme de vagues fantômes. Une fois pourtant nous entrâmes dans une passe étroite, entre deux rivages granitiques parsemés de roches brunes et revêtues de forêts de pins. Il y a là un pauvre village indien où nous abordâmes : il est habité par une population clairsemée de métis et d’indigènes qui accourut sur la jetée à notre ap-