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palais, un théâtre, au milieu des rues boueuses, des trottoirs de planches et des baraques de bois clair-semées ; on élève dans la grande rue des maisons en pierre de taille, où s’ouvrent quelques belles boutiques ; mais le désert est à côté. En dehors des deux rues parallèles qui composent toute la ville, et qui sont elles-mêmes fort irrégulières, il n’y a rien qu’un terrain vague et inégal, encore parsemé de sapins oubliés et de buttes en poutres grossières. Plus loin s’étend la bordure sombre de la forêt. Dans le bas de la ville, on dirait un village suisse, moins la vue des grandes montagnes et des horizons neigeux. Tout le long du fleuve, au-dessus des cascades, d’immenses radeaux descendent à force de rames, poussés par vingt ou trente hommes. Ils s’arrêtent à l’entrée du canal, se détachent et se reforment plus bas. Des scieries, des moulins se penchent sur la rivière. De grandes piles de planches équarries s’élèvent comme les bastions d’une forteresse, Il y a là un pont suspendu avec la double vue des cataractes et du ravin où la rivière reprend paisiblement son cours, un instant précipité. Des îlots de roche s’y dressent comme des tours, recouverts, dit-on, chaque printemps par la terrible masse d’eau qui vient du nord. Les nouveaux édifices, bâtis sur une côte boisée, à un tournant du ravin, apparaissent juste en face avec une certaine majesté. L’ensemble du paysage est gracieux, animé, sauvage. Montez maintenant sur la colline, et regardez l’horizon de forêts sombres qui s’étendent vers l’est à l’infini, roulant leur manteau uniforme sur montagnes et vallées jusqu’au point où elles s’effacent dans le bleu pâle et vaporeux du ciel. Vous vous sentez alors, dans ce mouvement de la cité nouvelle, saisi d’une mélancolie involontaire et d’un sentiment d’isolement inexprimable, comme sur un vaisseau au milieu de l’océan. Bientôt ce pays sera populeux et animé : aujourd’hui l’homme y paraît campé à peine. Il a déjà mis en fuite au bruit de sa hache et de ses machines les farouches populations qui rôdaient en bêtes sauvages dans le désert silencieux ; mais ce désert, il ne l’a pas soumis encore, et les brèches étroites qu’il y a pratiquées n’en troublent pas la majestueuse immobilité.

9 août.

J’allai hier, non pas au lac Koutchitchinn, qui m’était recommandé (nom bizarre et inconnu que j’ai vainement fait entendre), mais au lac des Chênes, qui est un épanouissement de la rivière Otawa. Ces grands cours d’eau de l’Amérique du Nord ne se précipitent pas, comme nos fleuves, du haut des montagnes pour dévaster la plaine. Ils circulent lentement sur de longs plateaux, arrêtés à chaque pas dans leur pente indécise, et formant des lacs jusqu’à ce qu’ils trouvent une issue. Ils sautent ensuite par-dessus l’ob-