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où il roule, on descend dans une jolie vallée où le travail des eaux a rompu la masse du sable, mis à nu le sous-sol à lames feuilletées, et creusé dans le rocher une entaille profonde. C’est un lieu champêtre et retiré : deux auberges rustiques, quelques gentilles chaumières, des vergers, des champs de maïs, et des forêts tout alentour. A deux pas de là, un escalier descend dans le lit du torrent, qui roule avec des eaux noires, huileuses, quoique limpides, sur des roches nues et fouillées. Le ravin est escarpé, fermé de toutes parts et vêtu de bois épais. On s’y promène commodément dans le lit desséché de la rivière ; çà et là, elle écume par-dessus un petit saut du rocher, puis elle s’endort dans des trous profonds où elle tourne sur elle-même avec des remous silencieux. Le ciel se reflète sur sa face noire et morte, qui ne laisse rien voir de sa profondeur inconnue. Plus haut, les eaux s’épandent sûr une table unie, les bords s’éloignent, mais sans s’abaisser. Ils s’élèvent au contraire, et nous montons de gradins en gradins vers la montagne, quand les grandes chutes nous apparaissent. Elles ne sont pas, comme celles des Alpes, perdues au milieu d’un paysage qui les écrase. La falaise écumeuse se dessine sur le ciel sans aucun arrière-plan de glaciers ni de sommets superbes. Il y a deux chutes qui tombent de deux amphithéâtres superposés, mais se confondent à la vue et semblent n’en former qu’une seule. La chute supérieure roule vers la gauche, où ses blancs flocons s’éparpillent sur la verdure grimpante ; la seconde au contraire revient vers la droite et s’y étale en nappes majestueuses auprès d’un grand escarpement couronné de cèdres. On dit qu’au printemps la cascade tout entière n’est qu’une masse d’eau mouvante : elle doit être alors grandiose et terrible.

Grimpons au flanc de la colline, jusqu’au-dessus des chutes. La gorge devient un petit chaos ; le torrent se resserre, bondit sur les obstacles, formant çà et là de petits lacs noirs et immobiles. Les thuyas, les cèdres de Virginie s’accrochent aux parois de l’escarpement, qu’ils revêtent d’une épaisse muraille verte ; les arbres de haute futaie s’inclinent d’un bord à l’autre et forment un gracieux arc de verdure. On aime cette retraite sauvage et pourtant aimable, dont les traits un peu rudes prennent une si douce parure. Cependant, s’il faut en croire les guides, le torrent est mobile et dangereux. Il est un point où tout sentier disparaît ; on n’avance qu’en se cramponnant aux saillies du rocher. Un écriteau pathétique nous avertit avec un point d’exclamation que passing beyond this is dangerous ! Le guide nous parle de three lives lost, et insiste pour nous ramener.

A Utica, où nous revînmes en voiture (car les chemins de fer chôment le dimanche), nous eûmes à stationner trois heures dans