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Entrain ! quelle verve ! quel naturel ! Comme ils respiraient mélodieusement cette musique, car je n’ose dire qu’ils la chantaient, tant ils semblaient, en s’acquittant de leur tâche, accomplir une des fonctions de la vie ! Comme ils étaient à l’aise et se sentaient chez eux ! Cette exécution serrait vraiment l’idéal de l’œuvre d’aussi près que possible. L’exécution de Crispino e la Comare n’atteint pas sans doute à ce rare degré de perfection, mais elle est assez satisfaisante pour que le plaisir des spectateurs ne soit troublé à aucun moment. L’ensemble est excellent, et le plus petit rôle est tenu sans faiblesse. Il n’y a dans cette exécution aucune de ces irrégularités qui établissent des distances si choquantes entre les interprètes d’une même œuvre, et qui font ressembler certaines représentations dramatiques au spectacle d’un régiment dont les soldats ne pourraient suivre le pas de leurs officiers : irrégularités qui ne déplaisent pas d’ordinaire aux premiers chanteurs, mais qui sont désagréables au plus haut degré pour le spectateur. Zucchini est un bouffon excellent à qui il ne manque, pour être parfait dans certains rôles, qu’un peu plus d’embonpoint, car le génie bouffe n’aime pas d’ordinaire l’embonpoint modéré ; mais dans ce rôle de savetier enrichi par la Comare son tempérament ne nuit pas du tout à l’illusion du rôle, comme dans le rôle de Geronimo du Mariage secret par exemple, et il a bien le degré d’embonpoint d’un homme engraissé par six mois de bon régime, et qui a opéré sur lui-même son miracle médical le plus sérieux. J’ai à peine besoin de dire qu’il a chanté son rôle en chanteur qui sait son métier, et de manière à mériter les applaudissemens du public, applaudissemens qu’il a dû partager avec son confrère Mercuriali, qui, dans le trio des médecins, au second acte, a très vaillamment lutté avec lui con la voce e con la mano, c’est-à-dire par le chant et la pantomime. Mlle Vitali, qui s’était déjà fait connaître pendant la dernière saison précisément dans cet opéra de Crispino e la Comare, ne nous a point paru, nous ne savons trop pourquoi, bien guérie de la timidité des débutantes. Il nous a semblé qu’à cette première représentation elle manquait quelque peu d’assurance, défaut dont les applaudissemens qui ce soir-là recommençaient pour elle ne peuvent manquer de guérir bien vite une jolie personne qui possède une jolie voix.

Huit jours après Crispino e la Comare, le Théâtre-Italien a donné la première reprise de Lucrezia Borgia, pour la rentrée de Fraschini et de Mme Penco et les débuts de Mlle Grossi. Lucrezia Borgia, sans être précisément une mauvaise œuvre, est une de ces nombreuses productions hâtives dans lesquelles Donizetti a gaspillé ses dons heureux. L’audition de cet opéra laisse chez le spectateur, pour peu qu’il soit sensible, un sentiment de non-satisfaction qui est des plus pénibles : c’est quelque chose comme une soif qui est irritée et qui n’est pas étanchée, un supplice de Tantale musical. À chaque instant, l’oreille est séduite par des phrases d’une réelle beauté qui tournent court tout à coup, comme une période, éloquente qui serait subitement interrompue, et vous laissent retomber à froid ; à chaque