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rive, et où la vue change à chaque mouvement. Quelquefois, mais rarement, une barque aux lourdes voiles rampait près de notre agile navire. C’était une de ces tièdes journées, en même temps voilées et lumineuses, où la campagne reste enveloppée des gazes matinales et semble endormie dans une paix profonde. L’eau grise. et pâle ne faisait pas une ride ; il s’y traînait seulement de longs rubans de moire blanche. Pas une vague, pas un souffle d’air, pas une cascade bruyante qui réveillât les échos de la montagne ! Et nous nous abandonnions nous-mêmes à un far niente silencieux.

Nous prenons terre à Pells-Place, une maison moitié ferme, moitié auberge, isolée à côté des ruines de la forteresse anglaise de Ticonderoga. Ce lieu rappelle aux Américains un des hauts faits de la guerre de l’indépendance. Le 9 mai 1775, Ethan Allen, avec quatre-vingts hommes de l’état de Vermont, surprit la garnison et la força de se rendre tout entière, sans coup férir, avec cent canons. En face de Ticonderoga se dresse Mount-Independence, autre forteresse en ruines ; plus bas Fort-Henry, Crown-Point et Carillon, des ruines toujours. Avec ces souvenirs, les traces de l’homme ont reparu. Le lac s’élargit, abaisse ses côtes ; plus loin s’ouvre le bassin principal, où l’on navigue parmi de grandes îles en perdant de vue les rivages. C’est la route de Montréal. Quant à nous, nous nous entassons sur d’immenses charrettes à quatre chevaux et nous gravissons les pentes qui séparent le lac Champlain du lac George. Sur le faîte s’étend une prairie parsemée de grands chênes et de bouquets d’arbres isolés à la façon des parcs anglais. Regardez à vos côtés, et vous vous croyez à Windsor ou à Richmond ; mais levez les yeux par-dessus la cime des chênes, et vous voyez au nord de hautes montagnes qui semblent fondues dans la blancheur éblouissante du ciel : c’est la chaîne des Adirondaks. Plongez vos regards dans les échappées qui s’ouvrent entre les bouquets de pins et d’érables, et vous voyez à vos pieds d’un côté le lac George, de l’autre le lac Champlain. La guerre est l’ouvrier qui a défriché cette clairière ; le sol que nous foulons est plein d’ossemens humains. Voici la place où Montcalm avait élevé ses retranchemens, où douze mille Américains et Anglais, commandés par Abercrombie et lord Howe, essayèrent de l’y forcer. Montcalm n’avait que deux mille huit cents Français et quatre cent cinquante Canadiens ; mais le général anglais, soigneux de sa sûreté, était resté au pied de la colline, dans le hameau dont nous apercevons là-bas les maisons blanches, et quand on le chercha pour rallier la déroute, on ne le trouva nulle part. Lord Howe se fit tuer avec deux mille hommes. Un simple poteau, surmonté d’une brève inscription, est l’unique et modeste monument de ce grand deuil et de ce grand triomphe.