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des émigrés et de l’église auraient dû conduire de nouveaux Gracques à quelque loi agraire ; mais il n’en a pas été ainsi. Le peuple n’avait qu’à étendre la main sur cette vaste proie pour la saisir : il l’a respectée. Ses chefs les plus hardis, Robespierre et Saint-Just, n’ont fait aucune proposition de distribution de terres ; ils n’ont eu aucune des idées qui se présentaient si naturellement à l’esprit d’un tribun antique, ou, s’ils en eurent de telles, ce ne fut qu’une pensée sans suite. — C’était, dira-t-on, le gage des assignats ! Voilà une objection qui n’eût guère embarrassé des tribuns uniquement occupés de s’attirer l’amour du peuple par l’appât d’un grand butin. De malhonnêtes gens n’auraient guère songé à respecter ce gage, qui d’ailleurs cessa bientôt d’en être un quand les assignats s’élevèrent à 40 milliards.

Ainsi Robespierre et Saint-Just n’ont jamais imaginé de distribuer les terres des riches, pas même celles des émigrés. En cela, ils sont restés fort au-dessous de la conception du tsar de Russie, que nous voyons aujourd’hui partager aux paysans les terres des nobles de Russie et de Pologne au milieu du consentement ou au moins du silence de ses quarante millions de sujets. Ce consentement et cette résignation sont sans nul doute aidés par la terreur séculaire qui à la crainte éprouvée par les contemporains ajoute la crainte subie par les ancêtres, d’où se forme une longue et solide chaîne d’épouvante, sous laquelle périt jusqu’à l’idée de contredire le souverain, lorsqu’il lui plaît de changer ce que nous regardons comme la base de la société humaine. Et admirez le triomphe de la peur ! tout le monde voit ce renversement colossal, personne n’en parle. Interrogez ceux qu’on a dépouillés ; ils n’oseront avouer qu’il leur ait été fait aucun tort. Demandez-leur qui les a spoliés, ils se tairont. Insistez, ils loueront le déprédateur.

Robespierre et Saint-Just avaient aussi une terreur à leurs ordres ; mais, comme elle était de fraîche date, ils n’ont osé s’en servir que pour tuer, ou plutôt, s’ils n’ont pas ordonné de partager les terres, c’est qu’ils n’en ont pas eu l’idée. Par là il est arrivé que la terreur a outrepassé son but. De la même manière que la terreur n’était pas nécessaire pour maintenir l’ancienne religion par le principe de la liberté des cultes, la terreur n’était pas plus nécessaire pour maintenir le fondement de l’ancienne civilisation dans le principe de la propriété définie par le droit romain : conclusion à laquelle je suis ramené par toutes les voies.

Osez donc reconnaître que les idées, les systèmes de Robespierre et de Saint-Just étaient sans aucune proportion avec les moyens qu’ils employaient. Ils n’ont pas livré aux jacobins, comme César à ses vétérans, comme le tsar aux paysans, les biens ni les revenus de la terre. Après le règne de Robespierre et de Saint-Just, les