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soit battue, et qui répond assez sottement à ceux qui veulent la séparer de lui : « Je veux qu’il me batte. »

Frédéric fut plus heureux dans ses instances pour l’attirer quelque temps à Berlin. Il le logea près de lui dans son palais, l’admit tous les jours à sa table en le comblant de marques d’estime, de bonté et même de confiance. « Connaissez-vous le roi de France ? lui demanda-t-il un jour. — Je l’ai vu une seule fois, répondit d’Alembert, le jour où j’ai été admis à lui présenter mon discours de réception à l’Académie. — Et que vous a-t-il dit ? reprit Frédéric. — Il ne m’a pas parlé. — À qui donc parle-t-il ? »

Des propositions plus brillantes encore que celles de Frédéric furent faites à d’Alembert par l’impératrice de Russie, Catherine, qui le priait de se charger de l’éducation de son fils en lui offrant 100,000 livres de rente. Sur le refus de d’Alembert, l’impératrice le pressa de nouveau par une lettre écrite de sa main. « Monsieur d’Alembert, lui dit-elle, je viens de lire la réponse que vous avez écrite au sieur Odar, par laquelle vous refusez de vous transplanter pour contribuer à l’éducation de mon fils. Philosophe comme vous êtes, je comprends qu’il ne vous coûte rien de mépriser ce qu’on appelle grandeur et honneurs dans ce monde ; à vos yeux tout cela est peu de chose, et aisément je me range à votre avis……… Mais être né ou appelé pour contribuer au bonheur et même à l’instruction d’un peuple entier, et y renoncer, c’est refuser, ce me semble, de faire le bien que vous avez à cœur. Votre philosophie est fondée sur l’humanité ; permettez-moi de vous dire que de ne point se prêter à la servir, tandis qu’on le peut, c’est manquer son but. Je vous sais trop honnête homme pour attribuer vos refus à la vanité. Je sais que la cause n’en est que l’amour du repos pour cultiver les lettres et l’amitié ; mais à quoi tient-il ? Venez avec tous vos amis, je vous promets et à eux aussi tous les agrémens et facilités qui peuvent dépendre de moi, et peut-être vous trouverez plus de repos et de liberté que chez vous. Vous ne vous prêtez point aux instances du roi de Prusse et à la reconnaissance que vous lui devez ; mais ce prince n’a pas de fils. J’avoue que l’éducation de ce fils me tient si fort au cœur et vous m’êtes si nécessaire, que peut-être je vous presse trop. Pardonnez mon indiscrétion en faveur de la cause et soyez assuré que c’est l’estime qui m’a rendue si intéressée.

« Catherine. »

« P. S. Dans toute cette lettre, je n’ai employé que les sentimens que j’ai trouvés dans vos ouvrages. Vous ne voudriez pas vous contredire. »