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mie, dissimulent sur bien des points ses sentimens et ses pensées, et ne pourraient choquer même les oreilles les plus sévères. C’est ainsi que l’archevêque de Toulouse, assistant à une séance dans laquelle d’Alembert prononça l’éloge de Bossuet, l’avait vivement applaudi, et d’Alembert, qui le racontait en riant, en tirait gaîment la preuve de sa parfaite orthodoxie.

Quoique ce double visage soit peu digne du caractère noble et franc qu’il montra en tant d’occasions, il y aurait injustice à lui reprocher une condescendance que de récens et terribles exemples rendaient absolument nécessaire. « Il est bien cruel, lui écrivait Voltaire, d’imprimer le contraire de ce qu’on pense. » — « Songez donc, répond d’Alembert, que le bon sens est en prison dans le pays que j’habite. On vient de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui auront publié des écrits tendant à attaquer la religion. Vous me reprochez ma tiédeur, la crainte des fagots est très rafraîchissante… Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons dit. Je crois que le seul parti à prendre pour un philosophe ne pouvant s’expatrier est de céder en partie à cet abominable torrent, de ne dire que le quart de la vérité, s’il y a trop de danger à la dire tout entière. Ce quart sera toujours dit ; il fructifiera sans nuire à l’auteur. » Et ailleurs : « Il faut attaquer la superstition indirectement, avec finesse et patience ; il ne faut pas braquer le canon contre la maison, parce que ceux qui la défendent tireraient des fenêtres une grêle de coups de fusil ; il faut petit à petit élever à côté une autre maison plus habitable : tout le monde y viendra, et la maison pleine de léopards sera désertée. »

D’Alembert cependant est un apôtre fort tiède ; malgré la violence de ses paroles, son cœur est au fond paisible et sans fiel : l’esprit de force lui manque pour soutenir un long combat. Sans rechercher la faveur, il craint la persécution, et voudrait bien renverser et ruiner le temple, mais sans être, comme Samson, écrasé dans sa chute.

Voltaire parlant de Frédéric, qui désavouait et tronquait ses propres écrits : « Cela est bien plat, disait-il, quand on a cent mille hommes ; » mais il comprenait la prudence de d’Alembert et l’approuvait. « Tout brûlable que vous êtes, lui écrivait-il, vous êtes plus sage que moi. » Et une autre fois : « Vous êtes aussi sage qu’intrépide. » Il l’engage cependant à se mettre plus à l’aise, comme lui-même le faisait souvent en cachant soigneusement l’origine de ses écrits. « Dites hardiment et fortement, lui écrivait-il un jour, ce que vous avez sur le cœur ; frappez et cachez votre main. » D’Alembert suivit une fois ce conseil : dans son ouvrage sur la Destruction