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davantage. Frédéric et Voltaire apportent en vain quelques restrictions à une déclaration aussi absolue ; ils prétendent que, quoiqu’on ne sache pas tout, on n’ignore pas tout non plus : d’Alembert se montre inflexible.

On peut s’étonner qu’avec un esprit aussi peu disposé à percer les nuages, d’Alembert ait osé écrire un traité de philosophie ; mais, sans s’engager dans de téméraires recherches, ce traité, né des études et des conversations préparatoires de l’Encyclopédie, forme bien plus de doutes qu’il ne prononce de décisions. « Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs a été, dit-il, dans ce siècle, le fruit ou la suite de l’effervescence générale des esprits, comme l’effet du flux et du reflux de l’océan est d’apporter sur le rivage quelques matières et d’en éloigner d’autres. Rien ne serait plus utile, ajoute d’Alembert, qu’un ouvrage qui contiendrait, non ce qu’on a pensé dans tous les siècles, mais seulement ce qu’on a pensé de vrai. »

L’histoire de la philosophie, qui par là se trouve réduite à bien peu de chose, n’occupe en effet aucune place dans son livre. La métaphysique s’y trouve elle-même singulièrement réduite. « La génération des idées appartient, dit-il, à la métaphysique. C’est un des objets principaux, et peut-être devrait-elle s’y borner ; toutes les autres questions qu’elle se propose sont insolubles ou frivoles, elles sont l’aliment des esprits téméraires ou des esprits faux. » — « Il ne faut pas s’étonner, dit-il encore, si tant de questions subtiles, toujours agitées et jamais résolues, ont fait mépriser par les bons esprits cette science vide et contentieuse qu’on appelle communément métaphysique ; elle eût été à l’abri de ce mépris, si elle eût su se contenir dans de justes bornes et ne toucher qu’à ce qui lui est permis d’atteindre. Or ce qu’elle peut atteindre est bien peu de chose. »

La question de l’existence de la matière est la première que se pose d’Alembert. Nous concluons de nos sensations à l’existence des objets qui les occasionnent. « Cette conclusion, dit-il, est une opération de l’esprit dont les philosophes seuls s’étonnent, et le peuple, qui rit de leur surprise, la partage bientôt, pour peu qu’il réfléchisse. » Notre penchant à juger la réalité des corps est invincible ; mais la conclusion est-elle pour cela démonstrative ? D’Alembert, qui ne le pense pas, place dans la bouche d’un pyrrhonien décidé les argumens les plus forts, qui, malgré le témoignage des sens et de la raison, permettent de nier que les corps existent effectivement et véritablement ; « mais, ajoute-t-il avec beaucoup de bon sens, la meilleure réponse à ce pyrrhonien est celle de Diogène à Zénon : « il faut l’abandonner à sa bonne foi, ou le laisser vivre et raisonner avec des fantômes. » — « La seule réponse raisonnable