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le Danemark ne serait pas seul à combattre ? Il combattit cependant seul au Danevirk, seul à Düppel, seul aussi à Fridericia ! Les brillans budgets de M. Gladstone ne doivent pas faire oublier la grande faillite morale du peuple anglais en cette année 1864. Elle pèsera certainement sur son honneur, sur son crédit politique, et même sur ses destinées futures, car, quoi qu’on ait dit, ce n’est point de pain seul que vivent les nations chrétiennes, celles surtout auxquelles il a été tant donné.


II

Ce qui, pour tout esprit réfléchi, constituait la profonde et désolante gravité des événemens de 1864, ce n’était pas seulement l’odieuse agression contre un peuple indépendant et inoffensif, c’était aussi et surtout l’état d’anarchie morale dont l’Europe révélait à cette occasion les déplorables symptômes. Dans l’ordre politique comme dans l’ordre physique, dans le monde des états comme dans celui des êtres, il y a eu de tout temps, il y aura toujours des forts et des faibles, et par conséquent la fatale tendance au bellum omnium contra omnes. Ce qui empêche l’axiome de Hobbes de s’exercer dans toute sa funeste liberté, ce ne sont pas tant tels traités ou arrangemens internationaux que la présence d’une autorité quelconque qui en assure l’exécution, la formation en un mot d’un groupe puissant et compacte de gouvernemens à la fois intéressés au maintien de ces traités et résolus à donner au besoin force à la loi. À ce point de vue, il est même indifférent qu’une telle autorité soit exercée par une ligue absolutiste ou libérale, pourvu qu’elle existe et qu’elle soit efficace, et c’est ainsi que, depuis 1815, la sainte-alliance comme l’entente anglo-française ont tour à tour contribué à conserver l’équilibre général. Or en 1864 il devenait évident que l’Europe manquait cette fois de ce noyau de puissances capables d’imprimer une volonté et un but déterminé aux événemens ; il n’y avait plus ni ligue libérale ni ligue absolutiste, il n’y avait que des monades politiques emportées par le premier vent qui soufflait, car « l’harmonie » renaissante entre les trois cours du Nord » était elle-même plutôt une connivence pour laisser faire qu’une tentative pour diriger. C’était l’anarchie, et comme dans toute anarchie la direction des affaires n’appartenait plus ni à la vertu, ni à la sagesse, ni même à la force véritable ; elle appartenait à cette chose éminemment révolutionnaire et précaire qui s’appelle l’audace. Les destinées du monde, c’était la Prusse maintenant qui semblait les tenir dans ses mains, — une monarchie qui depuis bientôt un siècle n’avait plus joué de rôle indépendant, qui, dans