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le chemin de la violence, le cabinet de Saint-James se redressait, donnait des ordres à la flotte du canal, et proposait à la France une démonstration maritime, une simple démonstration, « une mesure d’intimidation, » ainsi qu’il avait toujours soin de le bien établir. Si cependant M. de Bismark ne se laissait point intimider, ce qui était plus que probable ? Si, ce qui était non moins probable, à l’apparition du drapeau français devant Kiel, l’Allemagne s’avisait de répondre par quelque provocation sur le Rhin, par des actes plus ou moins directs et hostiles, mais toujours très blessans pour l’amour-propre et la dignité d’un grand pays ?… Dans une telle éventualité, la conduite du cabinet de Saint-James était toute tracée et pouvait se prédire d’avance avec une précision presque mathématique. En pareille occasion, le foreign office aurait su arranger tant bien que mal les affaires des duchés, dont bientôt on n’aurait même plus entendu parler, et l’Angleterre se fût retirée du jeu. La France alors serait demeurée seule engagée dans une guerre continentale formidable, où elle aurait eu contre elle les états du Bund, l’Autriche, la Prusse et la Russie, et ce n’est point certes la chevaleresque Albion qui aurait tout sacrifié pour faire sortir son allié avec honneur et profit d’une si terrible épreuve. « L’Angleterre est, en fait de politique extérieure, un pays à la fois égoïste et téméraire : il peut s’engager dans des mesures par lesquelles il ne serait pas du tout compromis lui-même, mais qui nous compromettraient fort, nous, sur le continent. » Ainsi s’exprimait déjà en 1840 M. Guizot dans une curieuse lettre datée de Londres[1] ; voilà ce qu’entrevoyait aussi très bien le gouvernement impérial dans cette crise de 1864, et voilà ce dont ne tiennent guère compte ceux qui s’obstinent à lui reprocher son inaction en cette triste occurrence. — En supposant même l’impossible, en admettant qu’aucune de ces prévisions ne se fût réalisée, qu’aucun incident ne fût venu jeter une étincelle du côté du Rhin, que les Welches eussent conservé une sagesse miraculeuse, que l’Allemagne, elle aussi, eût fait preuve d’une réserve et d’une délicatesse surnaturelles, que M. de Bismark eût lâché pied à la première sommation, — que tout en un mot se fût passé selon le programme bénin du bénin lord John, — s’imagine-t-on bien la situation que se serait créée la France dans l’avenir par cette sublime équipée ? Elle aurait amassé contre elle des trésors de haine dans les cœurs robustes et implacables de toute la race germanique ; c’est à la France et à elle seule, « à l’ennemi héréditaire, » que les braves Allemands auraient fait remonter la responsabilité de leur échec et

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. Ier, p. 16.