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si heureusement pour la fille ! » Il revendiquait pour lui-même une part dans les soins, il serait le père nourricier de l’enfant, il serait son maître d’école ; il lui apprendrait à marcher, il lui apprendrait à parler et à lire. « Envoie-la-moi, écrivait-il, je la porterai sur mes épaules ; vieillard, je me ferai enfant avec elle, je balbutierai pour me plier à son langage, et, crois-le bien, je serai plus fier de mon emploi qu’Aristote ne le fut jamais du sien. Le philosophe du monde avait à instruire un roi de Macédoine, destiné à périr dans Babylone par le poison ; moi, je formerai le cœur d’une épouse du Christ, à qui la couronne du ciel ne manquera pas. » Ainsi leurs joies et leurs peines venaient toutes se confondre dans un commun sentiment de dévotion ardente et de tendre amitié.

Leur vœu d’ailleurs ne s’évanouit pas comme une vaine chimère. La jeune Paula, après avoir pris le voile des vierges, vint à Bethléem assister sa tante Eustochium dans la direction des monastères quand sa grand’mère n’était plus. Restée la dernière de la famille, elle put fermer les yeux de Jérôme.


IV

Au mois de mars de l’année 402, un événement imprévu (c’était un événement pour eux) jeta quelque inquiétude dans les couvens de Bethléem : Mélanie partit pour l’Italie et Rome, qu’elle n’avait pas revues depuis trente-sept ans. On donnait pour motif à son voyage soudainement résolu une affaire de famille dont voici le fond.

Ce fils unique que Mélanie avait abandonné à l’âge de cinq ans, le laissant à la tutelle du préteur urbain en compagnie de tous les orphelins de la ville, Publicola, avait secoué par l’énergie de son caractère les misères de l’abandon maternel. Il était devenu un homme considérable et considéré, et dans le sénat, dont son nom et sa fortune lui avaient ouvert les portes, on le comptait parmi les membres les plus éminens en honnêteté et en savoir. La ferveur chrétienne systématique, celle qui préconisait les doctrines absolues de renoncement à la famille et à soi-même, ne manqua pas d’attribuer la réussite du fils à la conduite de la mère. Elle voulut voir dans ce sacrifice du plus sacré des devoirs humains une sorte de mise en demeure faite à la Providence divine de prendre soin de l’enfant délaissé, mise en demeure à laquelle la Providence avait dignement répondu. Tels étaient les égaremens impies où le mysticisme entraînait des esprits orgueilleux ou faibles, et parfois aussi de beaux génies et de grands cœurs. Quant à Publicola, élevé dans le christianisme, il restait chrétien, chrétien fort tiède au jugement de sa mère, parce qu’il cherchait à garantir ses propres enfans