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Vigilantius, qu’il appelait Dormitantius, à cause de sa nature épaisse et lourde, avait pris naissance sur le revers septentrional des Pyrénées, dans la cité gauloise des Convennæ, aujourd’hui Comminges, cité assez mal famées à qui l’on reprochait d’avoir été dans l’origine une colonie de vagabonds et de voleurs, établie de force par Pompée. Son père s’était expatrié on ne sait pourquoi, avait passé en Espagne, et tenait dans la ville de Calagurris un commerce de vins. Cette patrie de Quintilien inspira au jeune Vigilantius, à ce qu’il paraît, le goût, sinon le génie des lettres ; il étudia tant bien que mal, voulut être prêtre, et un évêque gaulois l’ordonna. L’idée lui étant venue, de visiter la Palestine ; il obtint par la recommandation de Sulpice Sévère une lettre de Paulin pour Jérôme, son ami, et sous un tel patronage il trouva au monastère de Bethléem l’hospitalité la plus cordiale. Sans être précisément obtus, et tout en possédant une sorte d’originalité, ce personnage ignorant avait toutes les prétentions de la science et de l’esprit. Jeté par le hasard dans la compagnie du plus grand théologien qui fût au monde, il se crut théologien lui-même, et plus grand que Jérôme, et se mit à parler de toutes choses sans mesure ni raison, à contredire ses hôtes, à émettre sur l’exégèse et le dogme des opinions tellement étranges, que Jérôme, impatienté, fut contraint de lui imposer silence. Dormitantius lui en garda une profonde rancune, comme on le verra. Son savoir-vivre marchait de pair avec sa science, et il avait gardé du premier métier de son père certaines habitudes d’intempérance faites pour choquer, plus peut-être que tout le reste, dans cette patrie de la sobriété et du jeûne, où la lettre de Paulin l’avait introduit.

Le citoyen de Comminges et de Calagurris était d’ailleurs d’une poltronnerie qui n’avait pas d’exemple. Pendant son séjour au couvent, Bethléem ayant ressenti un de ces tremblemens de terre fréquens en Palestine, Vigilantius, réveillé en sursaut au milieu de la nuit, s’enfuit de sa cellule et se mit à courir à travers champs : il n’avait oublié que son vêtement. Le lendemain, au lever du jour, lorsqu’on se mit à sa recherche, on le trouva agenouillé tout nu près de la caverne de la crèche, et à demi mort de peur. Cette réjouissante histoire amusa non-seulement le monastère, mais la ville entière de Bethléem.

Le grotesque personnage eut à peine pris congé de ses hôtes qu’il allait à Jérusalem s’unir à leurs ennemis et les déchirer ; mais l’évêque, fidèle à la paix jurée, l’éconduisit honteusement. A son retour en Europe, il eut plus de succès : c’était l’homme qu’il fallait à Rufin, et Rufin l’enrôla sans peine sous son drapeau. Dans un libelle qu’il composa, et que les ennemis de Jérôme vantèrent sans